Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La parabole de Kafka et au-delà, Hannah Arendt

kafka  arendt

 

La parabole de Kafka dit : "Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l'origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. [...] Son rêve, cependant, est qu'[...]il quitte d'un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d'arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l'un contre l'autre."

Du point de vue de l'homme, qui vit toujours dans l'intervalle entre le passé et le futur, le temps n'est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au pont où "il" se tient ; et "son" lieu est une brèche dans le temps que "sa" résistance au passé et au futur fait exister. C'est cette insertion qui fractionne le continuum du temps en forces qui commencent alors à se combattre les unes les autres et à agir sur l'homme.

 Cette brèche va de pair avec l'existence de l'homme sur la terre. Il se peut bien qu'elle soit la région de l'esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l'activité de la pensée inscrit à l'intérieur de l'espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l'attente sauve tout ce qu'il touche de la ruine du temps historique et biographique. Ce petit-non-espace-temps au cœur même du temps peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu'il s'insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau.

 

hannah arendt,kafka,parabole,passé,futur,présent

 

Extrait de La crise de la culture, Hannah Arendt, 1954

Extrait de la Préface

p16 - 25

[...] La parabole de Kafka dit :

"Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l'origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le pousse en arrière. Mais il n'en est ainsi que théoriquement. Car il n'y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu'une fois, dans un moment d'inadvertance - et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu'il n'y en eut jamais - il quitte d'un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d'arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l'un contre l'autre."

[...] Le combat de Kafka commence lorsque le cours de l'action a eu lieu et lorsque l'histoire qui en fut l'aboutissement attend d'être parachevée "dans les consciences qui en héritent et la questionnent". La tâche de la conscience est de comprendre ce qui s'est passé, et cette compréhension, selon Hegel, est la manière pour l'homme de se réconcilier avec la réalité ; sa fin réelle est d'être en paix avec le monde. L'ennui est que si la conscience est incapable d'apporter la paix et de produire la réconciliation, elle se trouve immédiatement engagée dans son genre propre de guerre.

[...] puisque dans les circonstances du XXe siècle, ceux qu'on appelait les intellectuels - écrivains, penseurs, artistes, hommes de lettres, et assimilés - ne pouvaient trouver accès au domaine public qu'en temps de révolution, la révolution vint à jouer, comme Malraux le remarqua un jour (dans l'Espoir), "le rôle que joua jadis la vie éternelle" : elle "sauve ceux qui la font". [...] il commença à devenir clair à l'homme moderne qu'il vivait à présent dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n'étaient même pas capables de poser des questions adéquates, significatives, pour ne pas parler des solutions réclamées à ses propres problèmes. [...]

La découverte que l'esprit humain avait cessé, pour des raisons mystérieuses, de remplir sa fonction propre, constitue, pour ainsi dire, le premier acte de l'histoire qui nous occupe ici. J'en ai fait mention ici, bien que brièvement, parce que sans cela l'ironie singulière de ce qui allait suivre nous échapperait. René Char, écrivant pendant les derniers mois de la Résistance, alors que la Libération - qui dans notre contexte signifiait le fait d'être libéré de l'action - paraissait imminente, conclut ses réflexions en laçant à ceux qui survivraient un appel à la pensée non moins urgent et non moins passionné que l'appel à l'action de ceux qui l'avaient précédé. Si l'on devait écrire l'histoire intellectuelle de notre siècle, non comme celle de générations successives où l'historien doit respecter à la lettre l'enchaînement des théories et des attitudes, mais comme la biographie d'une personne singulière, en ne visant à rien de plus qu'une approximation métaphorique de ce qui s'était effectivement produit dans les esprits, l'esprit de cette personne se révélerait comme ayant été contraint de décrire un  cercle entier non une fois mais deux, la première quand il s'est échappé de la pensée en se jetant dans l'action, et la seconde quand l'action, ou plutôt le fait d'avoir agi, le rejeta dans la pensée. Alors il conviendrait sans doute de remarquer que l'appel à la pensée se fait entendre dans l'étrange entre-deux qui s'insère parfois dans le temps historique où non seulement les historiens mais les acteurs et les témoins, les vivants eux-mêmes, prennent conscience d'un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore. Dans l'histoire, ces intervalles ont montré plus d'une fois qu'ils peuvent receler le moment de la vérité.

Nous pouvons maintenant retourner à Kafka [...]. L'énigme de Kafka [...] consiste essentiellement en une sorte de renversement stupéfiant du rapport habituel entre l'expérience et la pensée. Alors qu'il nous paraît aller de soi qu'on associe la richesse du détail concret et de l'action dramatique à l'expérience d'une réalité donnée et qu'on attribue aux processus mentaux une pâleur abstraite comme le prix à payer pour leur ordre et leur précision, Kafka, par la seule force de son intelligence et de son imagination spirituelle a créé à partir seulement d'un minimum "abstrait" d'expérience une sorte de paysage de pensée qui, sans rien perdre en précision, contient toutes les richesses, les variétés et les éléments dramatiques caractéristiques de la vie "réelle". [...]

La scène est un champ de bataille où les forces du passé et du futur s'entrechoquent ; entre elles nous trouvons l'homme que Kafka appelle "il", qui, s'il veut seulement tenir, doit livrer bataille aux deux forces. Par conséquent, il y a deux ou même trois combats qui se déroulent simultanément : le combat entre "ses" antagonistes et le combat de l'homme qui se trouve entre eux avec chacun d'eux. Cependant, le fait qu'il y a un combat semble dû exclusivement à la présence de l'homme sans qui les forces du passé et du futur, on peut le penser, se seraient neutralisées ou détruites l'une l'autre il y a longtemps.

La première chose à remarquer est que non seulement le future - "la vague du futur" - mais également le passé est vu comme une force, et non, comme dans presque toutes nos métaphores, comme un fardeau que l'homme doit porter sur ses épaules - poids mort dont les vivants peuvent ou même doivent se débarrasser dans leur marche vers le futur. Dans les mots de Faulkner, "le passé n'est jamais mort, il n'est même pas passé". Ce passé, en outre, dont la portée s'étend jusqu'à l'origine, ne tire pas en arrière mais pousse en avant, et c'est contrairement à ce que l'on attendrait, le futur qui nous repousse dans le passé.

Du point de vue de l'homme, qui vit toujours dans l'intervalle entre le passé et le futur, le temps n'est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au pont où "il" se tient ; et "son" lieu n'est pas le présent tel que nous le comprenons habituellement mais plutôt une brèche dans le temps que "son" constant combat, "sa" résistance au passé et au futur fait exister.

C'est seulement parce que l'homme est inséré dans le temps et seulement dans la mesure où il tient bon que le flux du temps indifférent se divise en temps adverses ;  c'est cette insertion - le commencement d'un commencement, pour le dire en termes augustiniens - qui fractionne le continuum du temps en forces qui, parce qu'elles convergent sur la substance singulière qui leur donne leur direction, commencent alors à se combattre les unes les autres et à agir sur l'homme de la manière que Kafka décrit.

Sans dénaturer la pensée de Kafka, je pense qu'il est possible de faire un pas de plus. Kafka décrit comment cette insertion de l'homme introduit une rupture dans le flux continu du temps mais, assez étrangement, il ne change pas l'image traditionnelle selon laquelle nous pensons le temps comme se mouvant en ligne droite. Puisque Kafka conserve la métaphore traditionnelle d'un mouvement temporel rectiligne, "il" a tout juste assez de place pour tenir et chaque fois qu'"il" pense s'en sortir par "ses" propres moyens "il" se prend à rêver d'une région qui surplomberait la ligne de combat - et que sont donc ce rêve et cette région sinon le vieux rêve rêvé par la Métaphysique occidentale de Parménide à Hegel d'un lieu suprasensible sans espace et sans temps, région propre de la pensée ?

Manifestement ce qui manque à la description par Kafka d'un événement de la pensée est une dimension spatiale où la pensée pourrait s'exercer sans être du tout forcée de sauter au-delà du temps humain. Ce qui ne va pas dans l'histoire de Kafka, si magnifique soit-elle, est qu'il n'est guère possible de conserver la notion d'un mouvement temporel rectiligne si son flux continu se trouve brisé en forces antagonistes qui sont dirigées contre l'homme et agissent sur lui. L'insertion de l'homme qui brise le continuum ne peut que faire dévier les forces, bien que légèrement, de leur direction initiale, et si tel était le cas, elles ne se heurteraient plus de front mais se rejoindraient en biais. En d'autres termes, la brèche où "il" se tient n'est, du moins virtuellement, pas un simple intervalle, mais ressemble à ce que les physiciens appellent un parallélogramme de forces.

Théoriquement, l'action des deux forces qui constituent le parallélogramme de forces où le "il" de Kafka a trouvé son champ de bataille devrait aboutir à une troisième force, la résultante dont l'origine serait le point où les forces se heurtent et sur lequel elles agissent. Cette force diagonale serait, sous un certain rapport, différente des deux forces dont elle résulte. Les deux forces antagonistes sont toutes deux illimitées quant à leur origine, l'une venant d'un passé infini et l'autre d'un futur infini ; mais, bien qu'elles n'aient pas de commencement connu, elles ont un point d'aboutissement, celui où elles se heurtent.

La force diagonale, au contraire, serait limitée quant à son origine, ayant son point de départ là où se heurtent les forces antagonistes, mais elle serait infinie en ce qui concerne sa fin - étant le résultat de l'action concertée de deux forces dont l'origine est l'infini. Cette force diagonale, dont l'origine est connue, dont la direction est déterminée par le passé et le futur, mais dont la fin dernière se trouve à l'infini, est la métaphore parfaite pour l'activité de la pensée.

Si le "il" de Kafka était capable d'exercer ses forces le long de cette diagonale, à distance parfaitement égale du passé et du futur, suivant cette ligne diagonale, pour ainsi dire en avant et en arrière, avec les mouvements lents, ordonnés qui sont la marche propre pour le cours des pensées, il n'aurait pas sauté au-delà de la ligne de combat et ne serait pas au-dessus de la mêlée comme le demande la parabole, car cette diagonale, quoiqu'elle s'oriente vers l'infini, demeure liée dans le présent et se trouve enracinée en nous ; mais il aurait découvert - pressé comme il l'était par ses antagonistes dans la seule direction depuis laquelle il pouvait proprement voir et dominer du regard ce qui lui appartenait le plus en propre, ce qui était apparu seulement avec sa propre apparition s'insérant elle-même - l'espace-temps énorme, en perpétuel changement, qui est créé et limité par les forces du passé et du futur : il aurait trouvé le lieu dans le temps qui est suffisamment éloigné du passé et du futur pour offrir à l'"arbitre" une position à partir de laquelle juger les forces en lutte d'un œil impartial.

[...] Cette brèche, je présume, n'est pas un phénomène moderne, elle n'est peut-être même pas une donné historique mais va de pair avec l'existence de l'homme sur la terre. Il se peut bien qu'elle soit la région de l'esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l'activité de la pensée inscrit à l'intérieur de l'espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l'attente sauve tout ce qu'il touche de la ruine du temps historique et biographique.

Ce petit-non-espace-temps au cœur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu'il s'insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau.

Mais l'ennuyeux est que nous ne semblons ni équipés ni préparés pour cette activité de pensée, d'installation dans la brèche entre le passé et le futur. Pendant de très longues époques de noter histoire, en fait à travers les millénaires qui ont suivi la fondation de Rome et furent déterminés par des concepts romains, cette brèche fut comblée par ce que, depuis les Romains, nous avons appelé la tradition. Que cette tradition se soit usée avec l'avance de l'âge moderne n'est un secret pour personne. Lorsque le fil de la tradition se rompit finalement, la brèche entre le passé et le futur cessa d'être une condition particulière à la seule activité de la pensée et une expérience réservée au petit nombre de ceux qui faisaient de la pensée leur affaire essentielle. Elle devint une réalité tangible et un problème pour tous ; ce qui veut dire qu'elle devint un fait qui relevait du politique.

Kafka fait référence à l'expérience, l'expérience du combat acquise par "lui" qui tient ferme entre l'affrontement des vagues du passé et du futur. Cette expérience est une expérience de pensée - puisque, comme nous l'avons vu, toute la parabole a trait à un phénomène mental - et elle ne peut être acquise, comme toute expérience, que par la pratique, par des exercices. (En cela, comme à d'autres égards, ce genre de pensée est différent de processus mentaux comme la déduction, l'induction et le fait de tirer des conclusions, dont les règles logiques de non-contradiction et de cohérence interne peuvent être apprises une fois pour toutes et n'ont besoin ensuite que d'être mises en application).

Les huit essais suivants sont de tels exercices, et leur seul but est d'acquérir de l'expérience en : comment penser. [...] 


 

la crise de la culture, hannah, arendtSe procurer l'ouvrage :

La crise de la culture

Hannah Arendt

1954, 56, , 57, 58, 60, 61, 63, 67, 68

Préface traduite par Jacques Bontemps et Patrick Lévy

1989

Gallimard Folio

384 pages

https://www.amazon.fr/crise-culture-Hannah-Arendt/dp/2070325032

 

0 commentaire

Les commentaires sont fermés.