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Les fourmis - Boris Vian

Remerciements à A.Torchiaro pour m'avoir rappelé
le bonheur qu'on éprouve
à tenir entre ses mains une édition originale

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Détail du Duomo de Milan, crédits photographiques Jana Hobeika

 

Les fourmis :
titre du livre, qui est une collection de textes de Boris Vian, publiée en 1949,
et titre du premier texte, pages 7 à 22.

Par grand bonheur, j'ai mis la main sur un exemplaire de l'édition originale et
je l'ai vite offert à qui de droit.

Alors pour une fois je donne un avis : 
j'ai aimé Voyage au bout de la Nuit (1932),
et j'aime Les Fourmis qui ont un je-ne-sais-quoi vianesque en guise de chute.

*

Pour rappel, on parle souvent beaucoup beaucoup de paix... quand une guerre couve.

*

 

 

Extrait de Les fourmis, Boris Vian, Editions du scorpion, 1949:

p7-10

On est arrivé ce matin et on n'a pas été bien reçus, car il n'y avait personne sur la plage que des tas de types morts ou des tas de morceaux de types, de tanks et de camions démolis. Il venait des balles d'un peu partout et je n'aime pas ce désordre pour le plaisir. On a sauté dans l'eau, mais elle était plus profonde qu'elle n'en avait l'air et j'ai glissé sur une boîte de conserves. Le gars qui était juste derrière moi a eu les trois quarts de la figure emportée par le pruneau qui arrivait, et j'ai gardé la boîte de conserves en souvenir. J'ai mis les morceaux de sa figure dans mon casque et je les lui ai donnés, il est reparti se faire soigner mais il a l'air d'avoir pris le mauvais chemin parce qu'il est entré dans l'eau jusqu'à ce qu'il n'ait plus pied et je ne crois pas qu'il y voie suffisamment au fond pour ne pas se perdre.

J'ai couru ensuite dans le bon sens et je suis arrivé juste pour recevoir une jambe en pleine figure. J'ai essayé d'engueuler le type, mais la mine n'en avait laissé que des morceaux pas pratiques à maneouvrer, alors j'ai ignoré son geste, et j'ai continué.

Dix mètres plus loin, j'ai rejoint trois autres gars qui étaient derrière un bloc de béton et qui tiraient sur un coin de mur, plus haut. Ils étaient en sueur et trempés d'eau et je devais être comme eux, alors je me suis agenouillé et j'ai tiré aussi. Le lieutenant est revenu, il tenait sa tête à deux mains et ça coulait rouge de sa bouche. Il n 'avait pas l'air content et il a vite été s'étendre sur le sable, la bouche ouverte et les bras en avant? Il a dû salir le sable pas mal. C'était un des seuls coins qui restaient propres.

De là, notre bateau échoué avait l'air d'abord complètement idiot, et puis il n'a plus même eu l'air d'un bateau quand les deux obus sont tombés dessus. Ça ne m'a pas plu, parce qu'il restait encore deux amis dedans, avec les balles reçues en se levant pour sauter. J'ai tapé sur l'épaule des trois qui tiraient avec moi, et je leur ai dit : "Venez, allons-y." Bien entendu, je les ai fait passer d'abord et j'ai eu le nez creux parce que le premier et le second ont été descendus par les deux autres qui nous canardaient, et il en restait seulement un devant moi, le pauvre vieux, il n'a pas eu de veine, sitôt qu'il s'est débarrassé du plus mauvais, l'autre a juste eu le temps de le tuer avant que je m'occupe de lui.

Ces deux salauds, derrière le coin du mur, ils avaient une mitrailleuse et des tas de cartouches. Je l'ai orientée dans l'autre sens et j'ai appuyé mais j'ai vite arrêté parce que ça me cassait les oreilles et aussi, elle venait de s'enrayer. Elles doivent être réglées pour ne pas tirer dans le mauvais sens.

Là, j'étais à peu près tranquille. Du haut de la plage, on pouvait profiter de la vue. Sur la mer, ça fumait dans tous les coins et l'eau jaillissait très haut. On voyait aussi les éclairs des salves des gros cuirassés et leurs obus passaient au-dessus de la tête avec un drôle de bruit sourd, comme un cylindre de son grave foré dans l'air.

[...] J'ai frotté mes yeux un bon coup pour y voir mieux parce que la sueur m'empêchait de voir et le capitaine est revenu. Il ne se servait que de son bras gauche. "Pouvez-vous me bander le bras droit très serré autour du corps ?" J'ai dit oui et j'ai commencé à l'entortiller avec les pansements et puis il a quitté le sol des deux pieds à la fois et il m'est tombé dessus parce qu'il était arrivé une grenade derrière lui. Il s'est raidi instantanément, il paraît que ça arrive quand on meurt très fatigué, en tous cas c'était plus commode pour l'enlever de sur moi. Et puis j'ai dû m'endormir et quand je me suis réveillé, le bruit venait de plus loin et un de ces types avec des croix rouges tout autour du casque me versait du café.

p15-22

Les avions commencent à nous lancer des machins par parachute. J'ai eu une déception en ouvrant le premier, il y avait dedans une flopée de médicaments. Je les ai échangés au docteur contre deux barres de chocolat aux noisettes, du bon, pas cette saloperie des rations, et un demi-flask de cognac, mais il s'est rattrapé en m'arrangeant mon pied écrabouillé. J'ai dû lui rendre le cognac, sans ça je n'aurais plus qu'un pied à l'heure qu'il est. Ca se met de nouveau à ronfler là-haut, il y a une petite éclaircie et ils envoient encore des parachutes, mais cette fois, ce sont des types, on dirait.

[...]

L'habitude émousse les impressions. J'ai dit ça à Huguette - elles ont de ces noms - en dansant avec elle au Centre de la Croix-Rouge, et elle a répliqué : "Vous êtes un héros", mais je n'ai pas eu le temps de trouver une réponse fine parce que Mac m'a tapé sur l'épaule, alors j'ai dû la lui laisser. Les autres parlaient mal, et cet orchestre jouait beaucoup trop vite. Mon pied me tracasse encore un peu mais dans quinze jours c'est fini, on repart. Je me suis rabattu sur une fille de chez nous, mais le drap d'uniforme, c'est trop épais, ça émousse aussi les impressions. Il y a beaucoup de filles ici, elles comprennent tout de même ce qu'on leur dit et ça m'a fait rougir, mais il n'y a pas grand chose à faire avec elles. Je suis sorti, j'en ai trouvé tout de suite beaucoup d'autres, pas le même genre, plus compréhensives, mais c'est cinq cents francs minimum, encore parce que je suis blessé. C'est drôle, celles-là ont l'accent allemand.

Après j'ai perdu Mac et j'ai bu beaucoup de cognac. Ce matin, j'ai horriblement mal à la tête à l'endroit où le M.P. a tapé. Je n'ai plus d'argent, parce qu'à la fin j'ai acheté des cigarettes françaises à un officier anglais, je les ai senti passer. Je viens de les jeter, c'est une chose dégoûtante, il a eu raison de s'en débarrasser.

[...] Je commence à m'embêter. Je vais ce soir au cinéma avec Jacqueline, j'ai rencontré celle-là hier soir au club, mais je crois qu'elle n'est pas intelligente parce qu'elle enlève ma main toutes les fois et elle ne bouge pas du tout en dansant. Ces soldats d'ici m'horripilent, ils sont trop débraillés et il n'y en a pas deux qui portent le même uniforme. Enfin, il n'y a rien à faire qu'attendre le soir. 

De nouveau là. Tout de même, on s'embêtait encore moins en ville. On avance très lentement. Chaque fois qu'on a fini la préparation d'artillerie, on envoie une patrouille et chaque fois, un des types de la patrouille revient amoché par un tireur isolé. Alors, on recommence la préparation d'artillerie, on envoie les avions, ils démolissent tout, et deux minutes après les tireurs isolés recommencent à tirer. En ce moment, les avions reviennent, j'en compte soixante-douze. Ce ne sont pas de très gros avions, mais le village est petit. D'ici, on voit les bombes tomber en spirale et cela fait un bruit un peu étouffé, avec de belles colonnes de poussière. On va repartir à l'attaque, mais il faut d'abord envoyer une patrouille. Bien ma veine, j'en suis. Il y a à peu près un kilomètre et demi à faire à pied et je n'aime pas marcher si longtemps, mais dans cette guerre, on ne nous demande jamais de choisir. Nous nous tassons derrière les gravats des premières maisons et je crois qu'un bout à l'autre du village, il n'en reste pas une seule debout. Il n'a pas l'air de rester beaucoup d'habitants non plus et ceux que nous voyons font une drôle de tête quand ils l'ont conservée, mais ils devraient comprendre que nous ne pouvons pas risquer de perdre des hommes pour les sauver avec leurs maisons ; les trois quarts du temps, ce sont de très vieilles maisons sans intérêt. Et aussi, c'est le seul moyen pour eux de se débarrasser des autres. Ça, d'ailleurs, ils le comprennent en général, quoique certains pensent que ce n'est pas le seul moyen. Après tout, ça les regarde, et ils tenaient peut-être à leurs maisons, mais sûrement moins dans l'état où elles sont maintenant.

Je continue ma patrouille. Je suis encore le dernier, c'est plus prudent, et le premier vient de tomber dans un trou de bombe plein d'eau. Il en sort avec des sangsues plein son casque. Il a aussi ramené un gros poisson tout ahuri. En rentrant, Mac lui a appris à faire le beau et il n'aime pas le chewing-gum.

Je viens de recevoir une lettre de Jacqueline, elle a dû la confier à un autre type pour la mettre à la poste, car elle était dans une de nos enveloppes. Vraiment, c'est une fille bizarre, mais probablement toutes les filles ont des idées pas ordinaires. Nous avons reculé un peu depuis hier, mais demain, nous avançons de nouveau. Toujours les mêmes villages complètement démolis, ça vous donne le cafard. [...]

Il paraît que ça commence à sentir la fin. Je ne sais pas à quoi ils voient ça, mais je voudrais tâcher de m'en sortir le plus commodément possible. Il y a encore des coins où on se fait accrocher dur. On ne peut pas prévoir comment ça va être. [...]

Je suis toujours debout sur la mine. Nous étions partis ce matin en patrouille et je marchais le dernier comme d'habitude, ils sont tous passés à côté, mais j'ai senti le déclic, sous mon pied et je me suis arrêté net. Elles n'éclatent que quand on retire son pied. J'ai lancé aux autres ce que j'avais dans mes poches et je leur ai dit de s'en aller. Je suis tout seul. Je devrais attendre qu'ils reviennent, mais je leur ai dit de ne pas revenir, et je pourrais essayer de me jeter à plat ventre, mais j'aurais horreur de vivre sans jambes. Je n'ai gardé que mon carnet et le crayon. Je vais les lancer avant de changer de jambe et il faut absolument que je le fasse parce qu'ai assez de la guerre et parce qu'il me vient des fourmis.

 

 

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Se procurer l'ouvrage :

Les fourmis

Boris Vian

1949

Editions du scorpion

207 pages

https://www.amazon.fr/Boris-Vian-Fourmis-Vian/dp/B0014ODAT4/

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