Un samedi place de la République, crédits photographiques Jana Hobeika
Lune et Paton descendirent l'escalier de l'Ecole des Fliques.
Ils sortaient du cours d'Anatomie contribuable
et s'apprêtaient à déjeuner
avant de reprendre leur stage
devant l'immeuble du Parti Conformiste
dont des vilains énergumènes venaient de briser
les vitrines avec des bâtons noueux.
Lune attendait en faction devant l'immeuble du Parti Conformiste.
Il regardait les livres et les titres lui donnaient mal à la tête.
Il ne lisait jamais que son bréviaire flique,
avec les quatre mille cas de contredanse à savoir par coeur,
depuis pipi dans la rue jusqu'à parler de trop près à un flique.
- Encore un fasciste ! dit Paton qui arrivait.
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Extrait de Les fourmis, Boris Vian, Editions du scorpion, 1949:
p23-27
Lune et Paton descendirent l'escalier de l'Ecole des Fliques. Ils sortaient du cours d'Anatomie contribuable et s'apprêtaient à déjeuner avant de reprendre leur stage devant l'immeuble du Parti Conformiste dont des vilains énergumènes venaient de briser les vitrines avec des bâtons noueux. Ils balançaient gaîment leurs pélerines bleues en sifflant une marche flique, qui se scande, tous les trois temps, d'un bon coup de bâton blanc sur la cuisse du voisin, et doit, pour cette raison, être exécutée de préférence par un nombre pair de fliques. Ils tournèrent au bas de l'escalier et prirent le couloir voûté du réfectoire. Sous les vieilles pierres, la marche résonnait curieusement, car l'air entrait en vibration pour le la bémol 4 dont le thème complet ne comportait pas moins de trois cent trente-six. A gauche, dans la cour barlongue et plantée d'arbres échaudés, d'autres futures fliques faisaient des exercices d'assouplissement, jouant à saute-vache-à-roulettes, étudiant la contredanse au son d'un violon, martelant de leurs bâtons verts d'exercice des calebasses qu'ils devaient fendre d'un seul coup. Lune et Paton ne prêtèrent pas la moindre attention à ce spectacle auquel ils participaient comme acteurs tous les jours sauf le jeudi où les fliques se reposent.
Lune poussa la grande porte du réfectoire et passa le premier. Paton attendit une minute pour finir la marche des fliques car il sifflait moins vite que Lune. Par d'autres portes, les élèves de l'Ecole arrivaient en groupes de deux ou trois, très animés, car il y avait eu des examens la veille et le matin.
Lune et Paton se dirigèrent vers la table sept où ils retrouvèrent Arrelent et Poland, deux des fliques les plus arriérés de l'Ecole, ce qu'ils compensaient par un culot peu commun. Ils s'assirent tous dans un gargouillis de chaises écrasées.
- Ça a marché ? a demandé Lune à Arrelent.
- De la kouille en barre ! répondit Arrelent.
Ils m'ont donné une viocque d'essai qui avait au moins soixante-dix piges, et dure comme un cheval, la garce !
Moi, j'ai cassé les neufs dents de la mienne d'un seul coup, dit Poland. L'examinateur m'a félicité.
- J'ai pas eu de veine, insistait Arrelent. Elle m'a tellement fichu en rogne que j'ai loupé mon passage à la pélerine plombée.
- Je sais pourquoi, dit Paton. Ils n'en trouvent plus assez dans les quartiers pauvres, alors ils nous en donnent qui viennent d'endroits mieux nourris. Elles tiennent mieux le coup. Pour les femmes, remarque, ça peut encore aller, mais, ce matin, j'ai eu un mal à enfoncer mon bâton dans l'oeil de mon type...
- Oui, dit Arrelent, moi j'avais prévu le coup. J'ai un peu truqué mon bâton.
Il le leur montra. Adroitement, il en avait apointé l'extrémité.
- Comme dans du beurre, dit-il. J'ai fait un effort terrible et j'ai regagné deux points de plus. Ça m'a rattrapé d'hier...
- Les gosses aussi sont durs cette année, dit Lune. Celui que j'avais hier matin, je n'ai pu lui casser qu'un poignet à la fois. Les chevilles, j'ai dû y aller à coups de souliers. C'est dégueulasse.
- C'est la même chose, dit Arrelent. Ceux de l'Assistance, on ne peut plus en avoir. Ça, c'est des fosses de fourrière, alors on ne peut pas savoir. Tu tombes sur un bon ou tu tombes sur un mauvais. C'est la chance. Ceux qui étaient bien nourris, il est difficile à amocher vite. Il a des peaux dures.
- Moi, dit Poland, les plombs de ma pélerine, ils se sont décousus, alors il ne m'en restait que sept sur seize, j'ai dû taper deux fois plus vite, ce que j'étais crevé, parole d'homme ! ... Mais le sergent, il bichait dur de voir ça. Il m'a simplement dit de les coudre plus solide la fois d'après. J'ai pas été pénalisé.
Ils s'arrêtèrent de parler car on amenait la soupe. Lune saisit la louche et la plongea dans la marmite. C'était de la soupe de chevrons avec du gras qui nageait. Ils s'en servirent de grosses portions.
Lune attendait en faction devant l'immeuble du Parti Conformiste. Il regardait les livres et les titres lui donnaient mal à la tête. Il ne lisait jamais que son bréviaire flique, avec les quatre mille cas de contredanse à savoir par coeur, depuis pipi dans la rue jusqu'à parler de trop près à un flique. La lecture du bréviaire le mettait régulièrement en rage sitôt qu'il arrivait à la page 50, où une illustration montrait un homme en train de traverser une grande avenue en dehors des clous. Chaque fois, il crachait par terre, de dégoût, et tournait la feuille avec fureur pour se rasséréner à la vue du "bon flique" aux boutons brillants, dont le portrait suivait. Par un curieux hasard, le "bon flique" ressemblait à son camarade Paton qui faisait le pied de rat de l'autre côté de l'immeuble.
Il descendait de loin dans la rue une grosse voiture chargée de poutrelles d'acier au barbandium. Un petit apprenti était perché au bout de la plus longue, qui ballait derrière, en porte-à-faux. Il agitait un grand chiffon rouge pour faire peur aux gens, mais des grenouilles, attirées, se ruaient sur lui de toutes parts, et le malheureux gosse se débattait sans cesse contre leurs peaux mouillées. Le camion sautait de ses quatre pneus durs et noirs, et le gosse dansait comme sur une raquette. Le camion passa devant l'immeuble : il y eut un cahot plus fort que les autres, et, juste au même moment, une grosse rainette vert épinard se faufila, par le col de sa chemise, jusque sous l'aisselle du gosse. Poussant un glapissement, celui-ci lâcha prise. Il décrivit un arc de lemniscate voilée et averrit en plein dans la vitrine des livres.
N'écoutant que son courage, Lune se mit à siffler de toutes se forces et se rua sur le gosse. Il le tira par les pieds à travers l'ouverture, et se mit à lui taper un petit peu la tête sur le bec de gaz le plus proche. Un gros éclat de verre, planté dans le dos de l'enfant, réfléchissait la lumière du soleil, et la tache lumineuse dansait sur le trottoir desséché.
- Encore un fasciste ! dit Paton qui arrivait.
Un employé de la librairie s'approcha d'eux.
- C'est peut-être un accident, dit-il. Il a l'air jeune pour un fasciste.
- Pensez-vous ! dit Lune. Je l'ai vu ! ... Il l'a fait exprès ! ...
- Hum ! ... dit l'employé.
Lune lâcha l'enfant, furieux.
- Vous allez m'apprendre mon métier ? ... Je vous fous dedans si vous insistez ! ...
- Oui, dit l'employé.
Il ramassa le gosse et entra dans la librairie.
- Quel salaud ! dit Paton. Tu vas voir ce que ça lui coûtera ! ...
- Tu parles ! ... dit Lune avec satisfaction. C'est de l'avancement en perspective... Et peut-être qu'on pourra récupérer le fasciste pour l'Ecole ! ...
[...]
Se procurer l'ouvrage :
Les fourmis
Boris Vian
1949
Editions du scorpion
207 pages
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