Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La promesse de l'aube - Romain Gary

oui, jana hobeika
A Paris, crédits photographiques Jana Hobeika

 

Il m'a fait lire du Proust, du Tolstoï et du Dostoïevski,
déclara la malheureuse, avec un regard à vous fendre le coeur.
Maintenant, qu'est-ce que je vais devenir ?

Elle n'était pas, à proprement parler, enceinte de mes oeuvres,
mais les oeuvres l'avaient tout de même mise dans un état intéressant.

 

 

Extrait de La promesse de l'aube, Romain Gary, Folio, 1973 :

p237-239

L'été fut troublé par un événement inattendu. Un joli matin, un taxi s'arrêta devant l'Hôtel-Pension Mermonts et ma charcutière en descendit. Elle se rendit auprès de ma mère et lui fit une grande scène de larmes, de sanglots, de menaces de suicide et d'autodafé. Ma mère fut extrêmement flattée : c'était tout à fait ce qu'elle attendait de moi. J'étais enfin devenu un homme du monde. 

Le jour même, tout le marché de la Buffa fut mis au courant. Quant à ma charcutière, son point de vue était très simple : je devais l'épouser. Elle accompagna sa mise en demeure d'un des arguments les plus étranges qu'il m'eût été donné d'entendre, dans le genre fille-mère abandonnée :
- Il m'a fait lire du Proust, du Tolstoï et du Dostoïevski, déclara la malheureuse, avec un regard à vous fendre le coeur. Maintenant, qu'est-ce que je vais devenir ?

Je dois dire que ma mère fut très frappée par cette preuve flagrante de mes intentions et me jeta un coup d'oeil peiné. J'étais manifestement allé trop loin. Je me sentais moi-même assez embarrassé car il était exact que j'avais fait ingurgiter à Adèle tout Proust coup sur coup, et, pour elle, c'était en somme, comme si elle eût déjà cousu sa robe de mariée. Dieu me pardonne ! Je lui avais même fait apprendre par coeur des passages d'Ainsi parlait Zarathoustra et je ne pouvais évidemment plus songer à me retirer sur la pointe des pieds... Elle n'était pas, à proprement parler, enceinte de mes oeuvres, mais les oeuvres l'avaient tout de même mise dans un état intéressant.

Ce qui m'effraya, ce fut que je sentis ma mère faiblir. Elle devint soudain, avec Adèle, d'une douceur extraordinaire et une sorte d'étonnante solidarité féminine s'établit entre les deux nouvelles amies. On me toisa avec reproche. On soupira ensemble. On murmura. Ma mère offrit le thé à Adèle et, marque de bienveillance insigne, elle lui fit goûter à la confiture de fraises qu'elle avait préparée elle-même. Cette gourmandise était, bien entendu, interdite à ma mère, et elle en gavait quelques rares élus, en les priant ensuite de lui décrire l'effet que cela faisait. Ma charcutière, fort habilement, sut trouver les mots qu'il fallait. Je me sentis perdu.

Après le thé, ma mère m'entraîna dans le bureau.
- Est-ce que tu l'aimes d'amour ?
- Non. Je l'aime, mais je ne l'aime pas d'amour.
- Alors, pourquoi lui as-tu fait des promesses ?
- Je n'ai pas fait de promesses.

Ma mère me regarda avec reproche.
- Combien de volumes il y a dans Proust ?
- Ecoute, maman...

Elle secoua la tête.
- Ce n'est pas bien, dit-elle. Non, ce n'est pas bien.

Brusquement, sa voix trembla et, à ma stupeur, je vis qu'elle pleurait. Elle me fixait avec une attention que je ne connaissais que trop, s'attardait à chaque trait de mon visage - je sus soudain qu'elle cherchait une ressemblance que j'eus presque peur qu'elle ne me demandât de m'approcher de la fenêtre et de lever les yeux.

Elle ne m'imposa toutefois pas d'épouser ma charcutière, épargnant ainsi à cette dernière un destin cruel, et lorsque vingt ans après, Adèle me présenta triomphalement à ses neuf enfants, je ne m'étonnai point de la gratitude chaleureuse que toute la famille me témoignait : ils me devaient tout. Le mari d'Adèle ne s'y trompa pas et il me serra la main longuement et avec effusion. Je regardai les neuf visages angéliques levés vers moi, je sentais autour de moi l'aisance tranquille de ce bon voyer, je jetai un coup d'oeil discret à la bibliothèque, où seules Les Aventures des Pieds Nickelés figuraient, et j'eus le sentiment d'avoir tout de même réussi quelque chose, dans ma vie, et d'avoir été bon père, par abstention.

 

 

la promesse de l'aube, romain garySe procurer l'ouvrage :

La promesse de l'aube

Romain Gary

1973

Folio

456 pages

https://www.amazon.fr/promesse-laube-Romain-Gary/dp/2070363732/

 

 

 

0 commentaire

Les commentaires sont fermés.