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Celui-là, il faut qu'on l'écoute

bernanos, orphee, corotOrphée ramenant Eurydice des enfers, Jean-Baptiste-Camille Corot, 1861

 

Où il vous mène on sent qu'il monte avec vous.
La dure vérité, qui tout à coup d'un mot longtemps cherché,
court vous atteindre en pleine poitrine, l'a blessé avant vous.
On sent bien qu'il l'a comme arrachée de son cœur.

 

 

Extrait de Sous le soleil de Satan, George Bernanos, 1926, Ed Poche 2008 :

p126-27

Nul ne sait le fond de ce cœur à la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu'au désespoir, mais que rien ne saurait rassasier.

C'est toujours ce prêtre honteux qu'un sourire déconcerte aux larmes et qui arrache à grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intérieure, rien ne paraîtra plus au-dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont à peine un tressaillement. D'un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cède pas, il a traversé les menues politesses, les mots vagues. Déjà il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus déformés par l'usage reprennent peu à peu leur sens, éveillent un étrange écho. "Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Saint-Gilles, l'estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre..."

Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s'émerveilleront plus tard, et presque toutes, d'ailleurs, d'authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile ; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C'est qu'il ignore le jeu commode du synonyme et de l'à-peu-près, les détours d'une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire.

Il a souffert longtemps de l'impuissance à exprimer ce qu'il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n'esquive plus l'humiliant silence, lorsque la phrase commencé arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il le rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d'une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d'emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu'il a à dire, et les plus grossiers l'écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas.

C'est qu'il est impossible de se croire une minute la dupe d'un tel homme : où il vous mène on sent qu'il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d'un mot longtemps cherché, court vous atteindre en pleine poitrine, l'a blessé avant vous. On sent bien qu'il l'a comme arrachée de son cœur. Hé non ! il n'y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. Ce sont des histoires toutes simples ; celui-là, il faut qu'on l'écoute, voilà tout...

La bouilloire tremble et chante sur le poêle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle à tue-tête dans le désert aérien...

p131-132

Or, l'abbé Donissan connaissait la joie.

Non pas celle-là, furtive, instable, tantôt prodiguée, tantôt refusée - mais une autre joie plus sûre, profonde, égale, incessante, et pour ainsi dire inexorable -, pareille à une autre vie dans la vie, à la dilatation d'une nouvelle vie. Si loin qu'il remontât dans le passé, il n'y trouvait rien qui lui ressemblât, il ne se souvenait même pas de l'avoir jamais pressentie, ni désirée. A présent même il en jouissait avec une avidité craintive, comme d'un périlleux trésor que le maître inconnu va reprendre, 'une minute à l'autre, et qu'on ne peut déjà laisser sans mourir.

Aucun signe extérieur n'avait annoncé cette joie et il semblait qu'elle durât comme elle avait commencé, soutenue par rien, lumière dont la source reste invisible, où s'abîme toute pensée, comme un seul cri à travers l'immense horizon ne dépasse par le premier cercle ce silence... 

p136-138

C'était comme, au travers d'une foule innombrable, ce bourdonnement qui prélude à l'étouffement total du bruit, dans la suspension de l'attente... Une seconde encore la vague profonde de l'air oscille lentement, se retire. Puis l'énorme masse vivante, tout à l'heure pleine de cris, retombe d'un bloc dans le silence.

Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cœur de l'abbé Donissan, avec une rage damnée, se turent ensemble. La tentation ne s'apaisait pas : elle n'était plus. La volonté de l'abbé Donissan, à la limite de son effort, sentit l'obstacle se dérober, et cette détente fut si brusque que le pauvre prêtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eût manqué sous lui. Mais cette dernière épreuve ne dura qu'un instant, et l'homme qui tout à l'heure se débattait sans espoir, sous un poids sans cesse accru, s'éveilla plus léger qu'un petit enfant, perdit la conscience même de vivre, dans un vide délicieux.

Ce n'était pas la paix, car la véritable paix n'est que l'équilibre des forces et la certitude intérieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvé la paix n'attend rien d'autre, et lui, il était dans l'attente d'on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n'était pas la lassitude d'une âme surmenée, lorsqu'elle trouve le fond de la douleur humaine et si repose, car il désirait au-delà. Et non plus ce n'était pas l'anéantissement d'un grand amour, car dans le déliement de tout l'être le cœur encore veille et veut donner plus qu'il ne reçoit... Mais lui ne voulait rien : il attendait.

Ce fut d'abord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu'espérer d'une pensée non formulée, instable, du désir léger comme une étincelle ? ... Et pourtant, ainsi que dans le déchaînement de l'orchestre le maître perçoit la première et l'imperceptible vibration de la note fausse, mais trop tard pour en arrêter l'explosion, ainsi le vicaire de Campagne ne douta pas que cela qu'il attendait sans le connaître était venu.

A travers la buée des vitres, l'horizon sous le ciel n'offrait qu'un contour vague, presque obscur et tout le jour d'hiver, au contraire, était dans la petite chambre une clarté laiteuse, immobile, pleine de silence, comme vue au travers de l'eau. Et, d'une certitude absolue, l'abbé Donissant connut que cette insaisissable joie était une présence.

L'angoisse évanouie, surgissent peu à peu dans son souvenir les pensées qui l'avaient plus tôt suscitée, mais ces pensées-là mêmes étaient maintenant sans force pour le déchirer. Après un premier mouvement d'effroi, sa mémoire craintive les effleurait une à une, avec prudence - puis elle s'en empara. Il s'enivrait à mesure de les sentir domptées, inoffensives, devenues les humbles servantes de sa mystérieuse allégresse.

Dans un éclair, tout lui parut possible, et le plus haut degré déjà gravi. Du fond de l'abîme où il s'était cru à jamais scellé, voilà qu'une main l'avait porté d'un trait si loin qu'il y retrouvait son doute, son désespoir, ses fautes mêmes transfigurées, glorifiées. Les bornes étaient franchies du monde où chaque pas en avant se paie d'un effort douloureux, et le but venait à lui avec la rapidité de la foudre. Cette vision intérieure fut brève, mais éblouissante. Lorsqu'elle cessa, tout parut s'assombrir à nouveau, mais il vivait et respirait dans la même lumière douce, et l'image entrevue, puis reperdue, laissait derrière elle, au lieu d'une certitude dont il sentait bien que la volupté eût brisé son cœur, un pressentiment ineffable. La main qui l'avait porté s'écartait à peine, se tenait prête, à sa porté, ne le laisserait plus... Et le sentiment de cette mystérieuse présence fut si vif qu'il tourna brusquement la tête, comme pour rencontrer le regard d'un ami.

Pourtant, au sein même de la joie, quelque chose subsiste encore, que l'extase n'absorbe pas. Cela le gêne, l'irrite, pareil à un dernier lien qu'il n'ose rompre... Ce lien brisé, où le flot l'entraînerait-il ? ... Parfois ce lien se relâche, et, comme un navire qui chasse sur ses ancres, son être est ébranlé jusqu'au fond... Non : cela qui résiste n'est pas une force aveugle. Cela sent, observe, calcule. Cela lutte pour s'imposer... Cela, n'est-ce pas lui-même ? N'Est-ce pas la conscience engourdie qui lentement s'éveille ? ... La dilatation de la joie a été, selon l'extraordinaire parole de l'apôtre, jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit. Il n'est pas possible d'aller plus loin sans mourir.

Non ! En détournant la tête, l'abbé Donissan ne rencontre aucun regard ami - mais seulement, dans la glace, son visage pâle et contracté. En vain il baisse aussitôt les yeux : il est trop tard. Il s'est surpris lui-même dans ce geste instinctif, il essaie d'en pénétrer le sens. Que cherchait-il ? Ce signe matériel d'une inquiétude jusqu'alors vague, indécise, l'effraie presque autant qu'une présence réelle, visible.

 

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Sous le soleil de Satan

Georges Bernanos

1926 (édition 2008)

Julliard

384 pages

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