Notre héritage n'est précédé d'aucun testament.
Il semble qu'aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu'il n'y ait,
par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur,
mais seulement le devenir éternel du monde
et en lui le cycle biologique des êtres vivants.
René Char par Man Ray, 1934 Alexis de Tocqueville, de retour des Amériques, Yale Collection
Extrait de La crise de la culture, Hannah Arendt, 1954 :
Préface
p14 - 15
"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament" [...]. Le testament, qui dit à l'héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l'avenir. Sans testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradition - qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur - il semble qu'aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu'il n'y ait, par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui le cycle biologique des êtres vivants.
Ainsi le trésor n'a pas été perdu à cause des circonstances historiques et de la malchance mais parce qu'aucune tradition n'avait prévu sa venue ou sa réalité, parce qu'aucun testament ne l'avait légué à l'avenir. La perte, en tout cas, peut-être inévitable en termes de réalité politique, fut consommée par l'oubli, par un défaut de mémoire qui atteignit non seulement les héritiers, mais, pour ainsi dire, les acteurs, les témoins, ce qui, un moment fugitif, avaient tenu le trésor dans leurs mains, bref, ceux qui l'avaient vécu.
Car le souvenir, qui n'est qu'une des modalités de la pensée, bien que l'une des plus importantes, est sans ressource hors d'un cadre de référence préétabli, et l'esprit humain n'est qu'en de très rares occasions capable de retenir quelque chose qui n'est lié à rien.
Ainsi les premiers à oublier ce qu'était le trésor furent précisément ceux qui l'avaient possédé et l'avaient trouvé si étrange qu'ils n'avaient même pas su quel nom lui donner. Sur le moment, ils n'en furent pas tourmentés ; s'ils ne connaissaient pas leur trésor, ils savaient assez bien le sens de ce qu'ils faisaient - qu'il était au-delà de la victoire et de la défaite : "L'action qui n'a un sens pour les vivants n'a de valeur que pour les morts, d'achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent."
La tragédie ne commença pas quand la libération du pays tout entier anéantit, presque automatiquement, les îlots cachés de liberté qui étaient condamnés de toute façon, mais quand il s'avéra qu'il n'y avait aucune conscience pour hériter et questionner, méditer et se souvenir. Le point central est que l'"achèvement" qu'assurément tout événement accompli doit avoir dans les consciences de ceux à qui il revient alors de raconter l'histoire et de transmettre son sens, leur échappa ; et sans cet achèvement de la pensée après l'acte, sans l'articulation accomplie par le souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui pût être racontée.
Il n'y a rien dans cette situation qui soit entièrement nouveau. Nous ne sommes que trop familiers des explosions périodiques d'exaspération passionnée contre la raison, la pensée et le discours rationnel qui sont les réactions naturelles des hommes qui savent par leurs propres expériences que la pensée et la réalité ont divorcé, que la réalité est devenue opaque à la lumière de la pensée et que la pensée, n'étant plus liée à l'événement comme le cercle demeure lié à son centre, est astreinte soit à perdre complètement sa signification soit à réchauffer de vieilles vérités qui ont perdu toute pertinence concrète.
Même la reconnaissance anticipée de cette impasse est aujourd'hui devenue familière. Lorsque Tocqueville revint du Nouveau Monde, qu'il sut si superbement décrire et analyser que son œuvre est restée un classique et a survécu à plus d'un siècle de changement radical, il savait bien que ce que Char a appelé l'"achèvement" de l'acte et de l'événement lui avait cependant échappé ; et le "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament" de Char sonne comme une variation du "Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres" de Tocqueville.
Se procurer l'ouvrage :
La crise de la culture
Hannah Arendt
1954, 56, , 57, 58, 60, 61, 63, 67, 68
Préface traduite par Jacques Bontemps et Patrick Lévy
1989
Gallimard Folio
384 pages
https://www.amazon.fr/crise-culture-Hannah-Arendt/dp/2070325032