Extraits de la présentation par Marc Joly en introduction d'Au-delà de Freud, Norbert Elias, éd. La découverte, 2010 :
p. 5 à 9
La place de Norbert Elias (1897-1990) dans le panthéon des grands sociologues du XXe siècle paraît désormais bien établie. Pourtant, comme nombre de jeunes intellectuels juifs allemands contraints de partir pour l'exil en 1933, après l'accession au pouvoir des nazis, l'effondrement soudain de ses espoirs de carrière, de ses projets d'avenir, aurait pu le faire tomber dans les oubliettes de l'histoire. Il lui fallut pas moins de trois décennies pour sortir de l'ombre, si l'on en juge par le laps de temps séparant la publication, en 1939, de son livre le plus important, Über den Prozess der Zivilisation (une somme en deux tomes emportée par les tumultes de la Seconde Guerre mondiale et dans laquelle il retraçait la façon dont les normes de comportement et de pudeur dans les sociétés occidentales ont évolué, à partir du Moyen Âge, vers un type précis d'autocontrainte corrélativement au processus de monopolisation étatique de la violence physique), et sa réédition en 1969, bientôt suivie d'une traduction en langue française sous les titres La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l'Occident.
La reconnaissance internationale d'Elias fut donc tardive. Après un parcours d'universitaire "dominé" en Grande-Bretagne, il produisit l'essentiel de son œuvre alors qu'il était âgé de plus de soixante-dix ans, à la faveur notamment d'invitations en Allemagne et aux Pays-Bas : et, comme pour rattraper le temps perdu, il multiplia les esquisses sur une très grande variété de sujets (le sport et les loisirs, le temps, la mort, le concept de vie quotidienne, Thomas More, l'art africain, Mozart, pour n'en citer que quelques-uns), tout en développant une réflexion systématique sur le statut des sciences humaines et sociales par rapport aux sciences de la nature. Une école de sociologie "éliasienne" se constitua à partir d'Amsterdam sous le label des "configurations" ("Figurations"), le concept expérimenté par Elias pour faire comprendre les changements de longue durée des structures psychiques et sociales et s'affranchir du faux antagonisme individu/société.
Outre les infortunes de l'exil, le décalage entre la posture intellectuelle spécifique de Norbert Elias et l'horizon d'attente de la sociologie internationale après 1945 explique la réception tardive - et à bien des égards improbable - de son œuvre. Confrontés à un auteur comme sorti de nulle part, beaucoup d'agents de la circulation des œuvres critiquèrent d'emblée - c'est là un trait marquant de cette réception - son incapacité supposée à situer son travail par rapport aux autres auteurs dûment reconnus ou sa faible propension à citer ses sources.
En particulier, son rapport à Freud fut et demeure des plus mal compris. Il était apparemment difficile d'admettre qu'une théorie "sociologique" comme celle du processus de civilisation pût devoir autant à un mode de pensée extérieur à l'univers professionnel de la sociologie, à savoir le mode de pensée psychanalytique ; ou, plus précisément, dans un contexte de professionnalisation du métier de sociologue et d'accroissement de la spécialisation disciplinaire, qu'un "sociologue pût être "freudien" (reprenant à son compte le schéma processuel du développement de l'être humain de l'enfance à l'âge adulte défini par Freud) sans être pour autant un épigone, sans procéder par analogie ou par simple déplacement du diagnostic clinique du niveau individuel au niveau social, mais en privilégiant une perspective autonome centrée sur l'explication du développement des sociétés sur la longue durée. L'incompréhension assez générale suscitée par la transposition de l'approche psychanalytique des processus psychiques dans un modèle "sociologique" des processus sociaux a sans aucun doute accru la sensibilité d'Elias aux problèmes posés par la structuration disciplinaire du mode de production des connaissances sur l'être humain.
(...) Il a dit l'essentiel dans un entretien avec Roger Chartier : "Sans Freud, je n'aurais pas pu écrire ce que j'ai écrit .Sa théorie a été essentielle pour mon travail et tous ses concepts (moi, surmoi, libido, etc.) me sont très familiers. Mais Freud, sa vie durant, a étudié les hommes et les femmes qui vivaient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle et, à la manière des sciences de la nature, il a forgé ses concepts comme si la structure de la personnalité qu'il observait était celle de tous les être humains. Dans Totem et Tabou, il perçoit que ce n'est peut-être pas le cas, mais il dut tellement batailler pour faire reconnaître la légitimité de son enseignement qu'il donna en fait valeur universelle à un type donné et daté de structures de la personnalité. Aller au-delà de Freud, scientifiquement parlant, c'est reconnaître les transformations qui affectèrent le développement de la personnalité humaine et penser que dans un monde où le savoir sur le monde naturel n'était pas le nôtre, où les peurs et anxiétés étaient obsédantes, la structure de la personnalité ne peut être celle des hommes du XXe siècle. D'où la nécessité d'employer d'autres termes et d'autres concepts que ceux de Freud pour caractériser les économies psychiques anciennes. Par exemple, on ne peut pas parler d'un surmoi de l'homme médiéval. Le problème est de comprendre comment et pourquoi émergea progressivement la structure de la personnalité qui est décrite par Freud".
Tel est bien l'un des principaux objectifs de Über den Prozess der Zivilisation : montrer l'avènement d'un type socialement déterminé de conscience (le surmoi freudien, implicitement déconnecté de l'héritage universel du complexe d'OEdipe) en mettant en parallèle la différenciation de l'habitus psychique et la généralisation de l'autocontrôle, d'une part, et la formation d'un monopole de la violence physique corrélative d'un mouvement d'extension des chaînes d'interdépendance fonctionnelles, d'autre part.
En examinant simultanément les transformations structurelles de l'économie psychique et les changements de la structure des interrelations humaines, en insistant sur le fait qu'un degré d'autonomie relativement plus élevé qu'auparavant de l'autorégulation pulsionnelle par rapport aux contraintes extérieures caractérise la structure de la personnalité individuelle dans les sociétés les plus différenciées, en établissant que ce que Freud avait voulu mettre sous le concept de "surmoi" renvoie en toute rigueur à une transformation d'ensemble de l'univers social, Elias plaidait pour la constitution d'une authentique psychologie sociale historique ("historischen Gesellschaftpsychologie"). Il s'inspirait largement de la psychanalyse, ce modèle du processus individuel de civilisation fondé sur l'observation et le traitement analytiques, mais en s'abstenant précautionneusement d'entrer dans le labyrinthe théorique de la métapsychologie - Freud le premier donnait souvent l'impression de ne se repérer qu'avec une extrême difficulté dans l'entrelacs des différentes instances de l'appareil psychique qu'il distinguait (ça, moi, surmoi), des fonctions séparées qu'il leur assignait, des qualités des processus psychiques qu'il voyait s'exprimer (conscient, préconscient, inconscient) -, pour proposer, de manière originale, une version simplifiée, relationnelle et non pas isolante, de la configuration des structures psychiques déterminant globalement le comportement humain, en la reliant à l'ordre historique de la structure des interdépendances sociales.
C'est en ce sens, nous semble-t-il, qu'il faut lire la note d'apparence sibylline, quelque peu empruntée, dans laquelle Elias justifie le fait de ne pas expliciter les points de convergence et les différences entre sa propre démarche et celle de Freud et de l'école psychanalytique, dont il signale en passant combien il leur est redevable : "Plutôt que d'apporter à tel ou tel endroit des explications, il paraissait plus important de construire un système de pensée aussi clair et précis que possible". Tout est dit, en effet, d'un projet d'autonomie scientifique ayant vocation à articuler "étude psychogénétique" et "étude sociogénétique" et, par là, à historiciser les découvertes de la psychanalyse.
p.11-12
Il est remarquable de constater à quel point Elias, en dépit de tous les obstacles qu'il a rencontrés sur sa route, est resté fidèle au choix qui avait dicté l'écriture de Über den Prozess der Zivilisation : approfondir un système de pensée autonome, construire un modèle théorique synthétique en partant de la psychanalyse mais sans l'inscrire dans le champ de la psychanalyse, sans même d'ailleurs pouvoir l'inscrire dans le champs psychanalytique dès lors que la prise en compte des faits historiques, des processus de développement social, c'est-à-dire de la dépendance de la conformation individuelle des fonctions psychiques par rapport à la structure des réseaux d'interrelations humaines, le conduisait irrésistiblement dans des zones du pensable où l'unicité des dimensions mises au jour était aussi manifeste que leur incompatibilité.
C'est pourquoi entrer dans le détail des points de convergence - qui étaient en même temps et inévitablement des points de divergence - entre son approche et la pensée freudienne lui paraissait impossible, en tout cas prématuré. (...)
C'est dire qu'il était aussi convaincu de la puissance de réalité du modèle psychanalytique du développement processuel/conflictuel de la personnalité individuelle sous l'influence de la constellation familiale - modèle déterminant pour son projet intellectuel - que réservé à l'égard de la terminologie, de la méthode de conceptualisation et de mise en forme théorique adoptées par Freud, paradoxalement trop statiques car centrées sur le "moi", le "je" ; et qu'il lui semblait difficile mais indispensable d'intégrer les apports de la psychanalyse dans un cadre conceptuel synthétique susceptible de réconcilier les dimensions "animaliques" (aux confins de la psychologie et de la biologie), sociales et historiques du développement de l'humanité.
p. 22
La rédaction du "concept freudien de société et au-delà" n'a visiblement pas répondu à un plan préétabli ; le manuscrit est dépourvu de sous-titre et présente un minimum de notes. Son caractère extrêmement répétitif s'explique par la manière particulière dont travaillait Elias à la fin de sa vie. Presque aveugle, il dictait ses textes aux assistants qui se relayaient à ses côtés ; chaque jour, il leur faisait répéter ce qui avait été tapé la veille (ou quelques jours plus tôt) et reformulait les mêmes idées de façon sensiblement différente, donnant l'impression de tout reprendre à zéro ; sa réflexion progressait ainsi, pas à pas. Une telle façon de procéder convenait à l'extrême rigueur pour des articles ou des esquisses programmatiques d'un format réduit, dont Elias pouvait garder la maîtrise dans le dialogue avec ses assistants ou avec ses disciples qui venaient parfois l'aider pour la mise au point finale. Mais un texte de la dimension du "Freud" requérait sans doute une autre méthode de travail.
Au reste, il s'agit du seul "grand projet" dans lequel Elias se soit lancé de sa propre initiative dans les dernières années de sa vie. La plupart de ses livres importants publiés dans les années 1980 l'ont été sur la suggestion de son éditeur privilégié en Allemagne, Michael Schröter, qui conçut des recueils de textes écrits à des dates très différentes (on songe en particulier à Engagement et distanciation, La Société des individus ou Studien über die Deutschen). Tardivement célébré, après avoir traversé une longue période d'improductivité, Elias était particulièrement soucieux d'utiliser le temps dont il disposait, à la faveur d'une longévité exceptionnelle, pour apporter sur le plus grand nombre possible de thèmes ou de problèmes les clarifications qui lui semblaient s'imposer : il n'était plus capable - ni désireux - de se concentrer sur des projets de longue haleine. Ce qui explique qu'il ait eu tant de mal à construire son livre sur Freud et que, pour ses collaborateurs, le suivre dans cette voie fût une tâche harassante.
p.24-26
A quatre-vingt-douze ans passés, il n'était pas en mesure de mener les recherches empiriques qui lui auraient permis de démontrer de façon convaincante à quel point les erreurs "sociologiques" de Freud trouvaient leur source inséparablement dans les idiosyncrasies d'une personnalité individuelle et dans une infrastructure du pensable dont la force contraignant tenait au "choc des faits" et s'exprimait dans les contraintes de position d'espaces prédéterminés de relations. Restant dans le vague, il se contenta par conséquent d'évoquer une conception commune des rapports individu/société, constitutive d'un certain habitus social de "l'époque" ou du "temps", que Freud aurait reprise à son compte. De même, il dut renoncer à interroger les aspects de la personnalité psychique du père de la psychanalyse susceptibles d'expliquer son "pessimisme" voire ses "tendances nihilistes" (les brouillons indiquent qu'il s'intéressa de près au problème de son addiction au tabac et avait l'intention d'analyser sa correspondance). Sur un autre plan, approfondir la question de l'évolution historique des rapports répression psychique/répression sociale eût demandé un travail titanesque.
Les circonstances incitèrent donc Elias à se concentrer sur la cohérence théorique intrinsèque de son propre système de pensée. D'où la profonde originalité de l'argument sur lequel il fait reposer toute sa critique du concept freudien de société. Pour lui, en effet, l'erreur fondamentale de Freud est de ne pas avoir inscrit sa théorie psychanalytique dans la théorie biologique de l'évolution, d'avoir négligé le long processus évolutif dont sont issus les êtres humains ; c'est ce qui l'aurait conduit à élaborer une théorie improbable de la société, en inventant, avec la saga du meurtre collectif du père originaire suivi de sa dévoration, un acte fondateur de la société humaine. Cette remarque est significative de la posture intellectuelle d'Elias. Comme si le principal reproche qu'il avait à adresser à la psychanalyse était d'avoir trahi sa vocation de science intermédiaire entre les sciences naturelles et les sciences sociales. Car, en définitive, c'est parce que les êtres humains, du fait de l'évolution naturelle, ne sont pas dépendants d'un mécanisme rigide de régulation du comportement mais disposent de la capacité biologique à acquérir un schéma donné d'autocontrôle pulsionnel et de direction de la conduite vis-à-vis d'autrui que les processus de civilisation ou ce que l'on pourrait appeler les processus d'adultat-socialisation individuels- dont Freud aurait proposé, selon Elias, la première théorisation réellement scientifique - divergent selon les types de société et peuvent se transformer à travers le temps.
Tel est le cœur du projet intellectuel d'Elias : radicaliser le modèle freudien du processus au cours duquel l'enfant acquiert l'autocontrainte par la prise en compte des dimensions inséparables de l'évolution biologique et des processus de développement sociale. (...)
L'important, pour Elias, était d'en appeler à la constitution d'une théorie unitaire de l'être humain permettant d'articuler sur un plan synthétique et de clarifier les apports de la psychologie du développement, de la psychologie de l'évolution, de la biologie, de l'anthropologie, de la sociologie, etc. Il n'est pas sans intérêt de noter que lors de sa dernière grande apparition publique, l'année de ses quatre-vingt-treize ans, pour la remise du prestigieux prix Nonino, il confia son intention d'écrire une sorte de "tableau scientifique de l'humanité", montrant "tout ce que les humains ont en commun", "ce qui les différencie des autres êtres vivants". Il ne viendrait à l'aidée d'aucun sociologue, aujourd'hui, de se réclamer d'un tel projet, que seuls des spécialistes des sciences du cerveau, des psychologues évolutionnaires ou encore des paléontologues ont l'audace - ou se donnent en tout cas les moyens - de réaliser. Mais cela nous donne une indication précieuse sur l'état d'esprit dans lequel se trouvait Elias lorsqu'il décida de se confronter à la pensée freudienne.
p.28
(...) Il y a là tous les traits caractéristiques d'une grande confiance en soi, d'une tendance accusée à l'autonomie sans laquelle Elias n'aurait pas pu produire une œuvre aujourd'hui largement célébrée. De ce point de vue, le manuscrit sur Freud peut être considéré comme son testament intellectuel, en dépit de son inachèvement manifeste.
Se procurer l'ouvrage :
Au-delà de Freud
Norbert Elias
2010
Ed. La découverte
216 pages
https://www.amazon.fr/Au-del%C3%A0-Freud-Norbert-ELIAS/dp/2707157600/