Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Etymologies

zagdanski
RARE, Stéphane Zagdanski

 

J'entends l'histoire de la langue
Je ressens l'étrangeté des tracés de l'alphabet
J'entends lutter les étymologies comme des autotamponneuses

 

 

Extrait de "Etymologies", Paul B. Preciado Libération, Samedi 20 et dimanche 21 février 2016

 

La vie à Athènes et les premières leçons de grec moderne me rendent plus sensible à l'étymologie. Ou, pour le dire de façon plus nietzschéenne, à l'historicité du langage, à la façon dont un son, une graphie, renferment une succession de gestes, contiennent une série de rituels sociaux. Chaque lettre est le mouvement de la main qui dessine sur l'air, une marque tracée dans le sable, un toucher. Un mot n'est pas la représentation d'une chose. C'est un morceau d'histoire : une interminable chaîne d'usages et de citations. Un mot fut d'abord une pratique, l'effet d'une constatation, d'un étonnement, ou le résultat d'une lutte, le sceau d'une victoire, qui ne s'est converti en signe que bien plus tard.

L'apprentissage de la parole dans l'enfance induit un processus de naturalisation du langage qui fait qu'il nous devient impossible d'écouter le son de l'histoire lorsqu'il résonne à travers notre propre langue. Nous ne pouvons même plus percevoir en quoi l'alphabet cyrillique constitue une série de marques arbitraires. Paradoxalement, en termes pragmatiques, devenir locuteur d'une langue signifie qu'on cesse progressivement d'entendre l'histoire qui vibre en elle afin de pouvoir l'énoncer et l'entendre telle qu'elle sonne aujourd'hui et maintenant. Ainsi, utiliser les mots c'est répéter l'historicité qu'ils contiennent à condition d'ignorer les processus de domination politique et de répétition sociale qui ont forgé leurs significations.

 

stephane, zagdanski, rare
RARE, Stéphane Zagdanski

 

L'enfance, l'art, l'activisme politique, le chamanisme, la folie... peuvent s'envisager comme des modalités d'intensité de perception et d'intervention dans la langue. Si nous percevions l'alphabet comme une série d'incisions, nous ne pourrions pas lire. Si nous entendions sans cesse l'histoire du langage dans chaque mot nous ne pourrions parler ; l'affect serait, comme chez Artaud, similaire à un rayon passant à travers des millions de chaînes de locuteurs, transperçant le corps et sortant par la bouche.

D'autre part, toute révolution, subjective ou sociale, réclame un exil de la voix, une suspension du geste, une rupture de l'énonciation, la reconnexion avec des lignes étymologiques qui avaient été fermées ou alors une coupe franche dans la langue vivante afin d'y introduire une différence (différance), un espacement, ou comme le dirait Derrida "une anarchie improvisée".

[...] Je regarde tout avec étonnement. Mon ancienne langue et la nouvelle. Pour la première fois, j'entends l'histoire de la langue, je ressens l'étrangeté des tracés de l'alphabet. J'entends lutter les étymologies comme des autotamponneuses. [...]

0 commentaire

Les commentaires sont fermés.