L'appartement que tu loues était autrefois la propriété d'une vieille dame dont on dit qu'elle fut l'une des fondatrices du journal Libération. Comme tu ne possèdes presque aucun meuble, tu n'as vu aucune objection à l'idée de vivre dans les siens. Feue cette dame t'a donc involontairement légué sa bibliothèque, des dizaines d'exemplaires de La Blanche dont tu aimes autant l'allure digne que l'odeur de pages tournées qui s'en dégage. Et lorsque tu es à cours d'idées, il t'arrive d'aller piocher au hasard dans cette étrange réserve.
Extrait du billet d'Audrey Diwan, in magasine gratuit Stylist, N°117, 21 janvier 2016 :
Mauvaise habitude n°100
L'appartement que tu loues était autrefois la propriété d'une vieille dame dont on dit qu'elle fut l'une des fondatrices du journal Libération. Comme tu ne possèdes presque aucun meuble, tu n'as vu aucune objection à l'idée de vivre dans les siens. Feue cette dame t'a donc involontairement légué sa bibliothèque, des dizaines d'exemplaires de La Blanche dont tu aimes autant l'allure digne que l'odeur de pages tournées qui s'en dégage. Et lorsque tu es à cours d'idées, il t'arrive d'aller piocher au hasard dans cette étrange réserve.
Ce matin-là, pour meubler un trajet de train, tu attrapes un Modiano daté. Les Boulevards de ceinture. Sur la page de couverture, une dédicace manuscrite retient ton attention : "A ma maman, pour vérifier si un con qui parle mal écrit mal également."
L'édition date de 1972, l'auteur publie alors son troisième roman, il est une jeune plume au talent discuté, loin de décrocher le Nobel, et Fleur Pellerin a encore le droit de tout ignorer de son œuvre. Cela t'amuse d'imaginer le mépris que nourrit la vieille dame pour le romancier débutant. Et tu ne peux t'empêcher de lire le texte avec ses yeux, créant une forme de suspense plus intense que celui voulu par le récit. La vieille dame a-t-elle changé d'avis sur Modiano ? La question t'obsède alors que tu t'enfonces dans cette histoire assez classique, celle d'un homme partant sur les traces d'un père démissionnaire. Tu te fais lentement à l'idée que tu n'obtiendras pas de réponse jusqu'à ce que tu atteignes la page 125.
Tu tombes alors sur un bouleversant ticket de métro, un ticket de seconde classe jauni, qui a servi de signet. La vieille dame n'aura jamais été plus loin.
Tu poursuis ton exploration de texte avec ses yeux à elle, pour découvrir que le récit prend un tour original, plus onirique à mesure que tu avances. Dans ta tête, tu parles à la vieille dame, tu lui reproches son manque de persévérance, et la violence de ses préjugés. Tu tentes de la convaincre qu'elle a eu tort, engageant une discussion à travers les âges. [...]
De retour, tu replaces l'ouvrage dans la bibliothèque, rangeant Modiano et la vieille dame au même endroit, dans le passé.
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https://www.youtube.com/watch?v=RU_zobDTaG0