Crédits photographiques Jana Hobeika
C'est juste avant qu'on parle,
juste ces quelques secondes où l'on regarde tout à la fois,
et les couleurs qui vous sautent aux yeux.
C'est bien, on a juste les doigts un peu collants.
Extrait de C'est bien, 1991, Philippe Delerm, Ed. Milan :
[...]
C'est bien d'acheter des bonbons chez la boulangère
On est dans la queue, et on se sent tout petit entre les clients qui demandent :
- Une baguette moulée bien cuite !
- Un pain de campagne et une ficelle !
Dans sa tête, on prépare déjà des phrases, pour ne pas être ridicule quand la vendeuse demandera :
- Et pour toi ?
De loin, on aperçoit les bocaux magiques, les rouleaux de réglisse avec une pastille en sucre glacé blanc ou rose au milieu, les roudoudous à la petite coquille qu'on imagine déjà, un peu rêche sur les lèvres, les fraises de guimauve aplaties et les chewing-gums gagnants.
Doucement on avance, et puis voilà, "C'est à toi", dit la boulangère sans sourire. On sait que ça l'énerve un peu de vendre des bonbons. On sait que ça énerve aussi tous les gens qui attendent. Mais quand même, c'est juste ces secondes-là qui sont bien, quand on n'a pas encore dit :
- Un comme ça, et un autre comme ça, et un comme ça, à vingt centimes.
C'est juste avant qu'on parle, juste ces quelques secondes où l'on regarde tout à la fois, et les couleurs qui vous sautent aux yeux ; c'est comme si on possédait tous les bocaux, avec juste un franc dans la main.
On se décide toujours trop vite, mais on sent bien que, derrière, ils trouvent déjà que c'est très long. Alors on demande presque n'importe quoi, une boule de coco, un Carambar, et quand même, au dernier moment, on retrouve ses esprits pour demander cette petite merveille à vingt centimes : une langue de sucre jaune-orange parfumée au fruit de la Passion, saupoudrée de neige acide.
"Au revoir messieurs dames", et c'est fini. On se retrouve sur le trottoir, un copain passe, et l'on partage - non, quand même pas celui au fruit de la Passion. En quelques pas et quelques phrases sur l'école, les bonbons sont mangés. Il y a juste ce petit goût acidulé qui reste dans la bouche et rend la route plus légère, et le sac miniature en papier blanc, un peu trop solennel pour trois bonbons, qu'on gonfle et puis qu'on claque avec le poing. C'est bien, on a juste les doigts un peu collants, pourvu qu'il n'y ait pas une interro d'histoire.
[...]
Se procurer l'ouvrage :
C'est bien
Philippe Delerm
1991 et 2007
Ed. Milan de poche
85 pages
http://www.amazon.fr/Cest-bien-Philippe-Delerm/dp/2745925016/