Extraits d'Au-delà de Freud, Norbert Elias, éd. La découverte, 2010 :
Le domaine de la psychologie sociale (1950)
Transcription de la première leçon d’un cours d’introduction à la psychologie sociale donné par Norbert Elias à l'Institute for the Scientific Treatment of Delinquency du King's College de l'université de Londres, très probablement en 1950-1951. Traduction de l'anglais par Nicolas Guilhot (révisé par Marc Joly). La section 5 a été traduite par Marc Joly. Texte inédit de douze pages, sans titre. Source : DLA, Elias, I, 164.
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J'ai récemment fait une expérience étrange dont je voudrais vous dire un mot. Un inspecteur de police m'avait rendu visite pour discuter d'un projet. Au cours de notre conversation, je lui ai donné quelque chose que j'avais écrit. Il y jeta un œil et me dit : "Mais c'est facile : je peux comprendre. Je suppose que lorsque vous parlez à vos étudiants, vous dites des choses beaucoup plus profondes !"
On s'imagine très souvent - et c'est un sentiment que certains d'entre vous partagent peut-être - qu'une approche scientifique des problèmes de la psychologie doit être obscure et passablement compliquée. Mais ce n'est pas le cas, voyez-vous. On est en réalité confronté à quelque chose de très simple en soi. La plupart du temps, la difficulté tient au fait que l'on est rebuté par une terminologie inhabituelle, ou tout du moins à laquelle on n'est pas habitué - et je vous promets que je chercherai à l'éviter dans la mesure du possible. Mais une autre grande difficulté est que vous avez déjà des connaissances étendues en psychologie sociale, sans même vous en rendre compte. Vous avez de nombreuses idées arrêtées - je devrais presque dire "héritées". Vous utilisez des termes tels que "personnalité", "esprit" et "caractère" comme s'ils allaient de soi, et ces concepts sont liés à des idées bien précises qui sont profondément ancrées en vous, car vous n'avez jamais pris vos distances vis-à-vis d'elles, vous ne les avez sans doute jamais considérées d'un point de vue extérieur, sur un mode critique. Vous les tenez pour acquises. Enseigner la psychologie sociale serait au fond beaucoup plus facile si les étudiants n'en savaient pas autant sur le sujet.
De fait, en procédant par la voie de l'investigation scientifique, la psychologie sociale a tellement fait évoluer certains des concepts dont je viens de parler que la difficulté réside plutôt dans le décalage entre ce que nous savons aujourd'hui sur un plan scientifique et les conceptions générales qui ont cours auprès du grand public. En tant que chercheurs en sciences sociales, nous appréhendons les choses sur la base de nos enquêtes, d'une façon très différente de ce que sont les croyances populaires relativement au même objet, et des significations véhiculées sous des termes comme "personnalité", "esprit", etc.
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Permettez-moi d'aborder le cœur de notre sujet d'une manière qui n'est guère habituelle et qui vous surprendra peut-être. Commençons par considérer ce que nous avons devant nous : cette classe. Lorsqu'on aborde l'étude d'une nouvelle matière, comme vous aujourd'hui, on n'a qu'une vague idée du domaine qu'elle recouvre et de notre propre capacité à affronter les problèmes et difficultés qu'elle soulève. Vous avez peut-être lu des choses à propos de la psychologie et de ses problèmes, ou d'autres personnes vous en ont parlé, et vous avez sans doute ressenti une attirance très générale. On vous a peut-être simplement dit que c'était une matière à étudier pour passer tel examen ou disposer des titres requis pour tel poste ou carrière. Quelle que soit la raison pour laquelle ils choisissent d'étudier cette matière plutôt qu'une autre, après avoir obtenu certains renseignements et effectué les préparatifs nécessaires, les étudiants se retrouvent finalement assis dans une salle de cours comme vous en ce moment, aux côtés de personnes qui leur sont pour une bonne part étrangères, ne sachant pas trop à quoi s'attendre, non sans une légère appréhension quant à la tâche inconnue qu'ils devront accomplir. Ils commencent par se familiariser avec la voix de l'enseignant et essaient de deviner, à partir des mouvements de son visage, de ses gestes et de ses manières, de quel genre de personne il s'agit ; et ils espèrent, sans doute comme vous tous aujourd'hui, qu'il ne sera ni trop obscur ni trop ennuyeux.
Considérez un instant la même situation du point de vue de l'enseignant. Il connaît sa matière, ou du moins en est-il convaincu. IL se peut qu'il l'ait enseignée auparavant, mais chaque classe est une nouvelle aventure : il sait qu'elle aura des besoins spécifiques et que les cours se dérouleront dans une atmosphère particulière. Il a ses exigences, mais il lui faudra dans une certaine mesure adapter sa façon de procéder aux besoins de la classe. Il devra progressivement se faire une idée du niveau de compréhension générale qui prévaut dans la classe ; mais, pour cela, il sait qu'il lui faudra attendre. Il n'y a, pour l'instant, que des voix individuelles, pas de communauté - pas de classe. Dans leurs rapports réciproques, l'enseignant et les étudiants demeurent étrangers. Il leur faudra du temps pour que les étudiants commencent à échanger des opinions entre eux, sur eux-mêmes et sur l'enseignant ; et avant que n'émergent des préférences et des antagonismes, des sympathies et, peut-être, des antipathies. Il faudra en fait du temps pour qu'une classe se constitue, c'est-à-dire un groupe possédant une sorte de sentiment général, présentant des caractéristiques propres, témoignant d'un niveau de compréhension que l'enseignant puisse jauger. Mais, pour tout cela, il devra attendre.
Certains étudiants trouveront ses cours plutôt difficiles ; d'autres, faciles. Certains voudront qu'il aille plus lentement, qu'il répète ce qu'il a dit et l'explique à nouveau, et s'il répond à leurs attentes, d'autres se montreront au contraire impatients. Peut-être s'agit-il de choses qu'ils savent déjà ? Ils ont lu par eux-mêmes et ils sont désireux d'avancer pour couvrir un domaine aussi large que possible. Certains voudront prendre des notes, rédigées en paragraphes nets et précis, qu'ils pourront ensuite apprendre par cœur en vue de leurs examens, comme pour s'en débarrasser. D'autres, se fiant plus à leur compréhension qu'à leur mémoire, voudront plutôt comprendre certaines grandes questions fondamentales pour pouvoir mettre à profit leurs connaissances en toute indépendance, dans le cadre de leur développement personnel ou de leur vie professionnelle, et cela bien après les examens.
Peu à peu, l'enseignant devra trouver ses repères dans cette classe. Quel degré de concentration peut-il attendre de ses étudiants ? Certains auront toujours du mal à suivre - d'autres suivront même s'il devait parler pendant une heure ou plus. Jusqu'à quel point devra-t-il les inciter à travailler par eux-mêmes ? Le soir venu, une fois assis à leur table de travail, certains sentiront la fatigue s'abattre sur eux. D'autres travailleront plus qu'il ne sera nécessaire. Dans quelle mesure auront-ils besoin d'être exposés à la critique ? Elle découragera certains et en braquera d'autres. Il y a ceux qui voudront qu'on leur dise exactement ce qu'ils doivent apprendre ; et ceux qui compteront avant tout sur leur propre esprit d'initiative. L'enseignant doit s'efforcer d'égaliser peu à peu ces éléments, en montrant à quel point ils dépendent les uns des autres pour le progrès des étudiants. Il lui faudra répondre à des besoins individuels, mais par-dessus tout considérer les besoins de la classe prise comme un tout.
Allons un peu plus loin et essayons de considérer notre situation avec des yeux qui ne soient ni les vôtres ni ceux de l'enseignant, mais ceux d'un observateur extérieur, disons une personne âgée dans une enquête de terrain et dans l'analyse de cette classe. Cet observateur s'assurerait d'abord qu'il y a une compréhension adéquate du cadre élargi dans lequel s'inscrit cette classe. La société dans son ensemble a en effet besoin que des personnes capables, responsables et bien formées remplissent certains postes et s'acquittent de certaines fonctions. Elle doit fournir les moyens de cette formation. D'autre part, les cours de l'Institut pour le traitement scientifique de la délinquance font partie d'un cadre institutionnel dont l'observateur extérieur devra prendre note. Les travaux écrits soumis à notation, les moyens de sélection, les rapports rédigés par l'enseignant, les examens : toute cette matière doit être mise en forme - elle doit être organisée selon certaines règles établies. Il y a cette classe et il y a ce cours. Comment cela fonctionne-t-il ?
Telle est la situation initiale qui sera probablement observée : un certain nombre de personnes qui pour la plupart ne se connaissent pas, accidentellement réunies dans la poursuite du même objectif ; chacune d'entre elles protégée par une sorte d'armure invisible, faite de méfiance, de timidité, de désarroi ou de convention. Soit un conglomérat d'individus, un petit rassemblement, mais pas encore une classe, ni un groupe intégré. L'observateur relèvera peut-être, au sein de ce rassemblement d'individus, quelques petits noyaux formés par des personnes qui se connaissaient auparavant. Les individus sont encore largement isolées. Ce rassemblement d'individus laissera-t-il place à une structure plus cohérente ? Si c'est le cas, comment se produit l'ajustement mutuel qui a lieu parmi les étudiants, entre les étudiants et l'enseignant, et vice versa ? S'agit-il d'un processus délibéré, conscient ? Ou au contraire d'un processus dénué de tout effort conscient, presque automatique ? Est-ce le fruit de l'impulsion donnée par l'enseignant, ou simplement du défi que constitue la situation dans laquelle les individus sont plongés ? L'observateur pourra peut-être noter : "Problèmes d'intégration et d'ajustement".
Comment les étudiants réagissent-ils individuellement dans ce contexte ? L'intégration est-elle compromise par le manque de coopération, les tensions et les hostilités, les frustrations, les reculs et les crises qui la rendent imparfaite ? Nombreux sont ceux qui gardent le silence et maintiennent une certaine distance : dans quelle mesure cela affecte-t-il l'enseignement et l'apprentissage ? L'enseignement ne serait-il pas plus profitable si le groupe était d'une taille différente - plus petit ou bien plus grand ? Pourquoi apprendre en groupe, après tout ? Quels avantages pour l'enseignement ? Ne vaudrait-il pas mieux que les individus apprennent seuls, dans les livres ? Pourquoi avoir un enseignant ? Cela favorise-t-il la sélection ? Les étudiants sont-ils en compétition les uns avec les autres ? Si tel est le cas, peut-on dire que cela facilite ou, au contraire, que cela entrave leur progression ? Y a-t-il une sorte d'esprit de groupe ? Existe-t-il une quelconque hiérarchie des étudiants en termes de prestige, certains se situant plus haut et d'autres plus bas dans l'opinion des uns sur les autres ? S'agit-il d'une échelle unifiée ou y a-t-il des divergences d'opinion ? Comment un étudiant se forge-t-il une opinion ? Comment en arrive-t-il à mesurer le niveau général de la classe ? Et comment la classe se fait-elle une opinion sur l'enseignant ? Cette opinion se renforce-t-elle ou au contraire se défait-elle progressivement ? Avec quelle influence sur la manière d'enseigner du professeur ? Comment en un mot affecte-t-elle tout le processus mental de l'apprentissage ?
Armé de toutes ces questions, et d'autres encore qu'il pourrait se poser, notre observateur serait un psychologue social en action. Il s'efforcerait d'étudier et de comprendre non pas les individus de façon abstraite, mais des personnes réelles prises dans une situation concrète, c'est-à-dire en relation les unes avec les autres. Sur un plan général, on peut dire que le psychologue social étudie le comportement, les expériences et le développement des individus dans leurs rapports mutuels, ainsi que tous les problèmes qui en découlent : le comportement humain, c'est-à-dire la manière dont les individus se comportent et réagissent les uns par rapport aux autres ; l'expérience humaine, c'est-à-dire ce que ressentent les individus dans leurs relations avec autrui ; le développement humain, soit la façon dont, à partir de nos expériences personnelles, de notre comportement et des réactions qu'ils suscitent chez autrui, quelque chose se développe graduellement.
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De fait, on pourrait reprendre exactement ce que je viens de décrire à propos de notre groupe si nous observions un individu dès les premiers moments de son existence. Là encore, l'observation ne prend pas pour objet un individu isolé. Nous avons affaire à un nourrisson dans son rapport à un père et à une mère. Cet enfant perçoit de façon différenciée son père, sa mère, ainsi que le cercle familial plus large, et cette expérience se traduit dans son comportement, lequel provoque des réactions de la part du père et de la mère, etc. ; c'est ainsi que l'individu se développe dans une interrelation constante avec autrui. De même qu'un enquêteur ou un observateur extérieur s'efforcerait, en observant notre groupe, de distinguer le cadre social préétabli dans lequel il s'inscrit tout en le comparant à d'autres groupes qu'il a étudiés afin d'obtenir une meilleure compréhension de son unicité et de sa dynamique propres, de même le psychologue social accède à la compréhension du développement individuel d'un nouveau-né au sein de sa famille en comparant cette cellule familiale avec d'autres et en comparant les attitudes qui caractérisent le père, la mère et le nourrisson dans leurs rapports réciproques avec d'autres attitudes du même type. Il ne faut pas non plus oublier que le cadre familial dans lequel s'inscrivent toutes les familles composant la société britannique est différent de celui qui caractérise les relations familiales en France ou en Allemagne, par exemple, pour ne rien dire d'une famille arabe ou chinoise, dont la structure est différente. Attention: différente, ni meilleure ni pire - simplement différence, ce qui veut dire, par conséquent, que le développement de la personnalité, dans une certaine mesure, y est aussi différent.
"Cadre", "comparaison", "relations interpersonnelles", "expérience", "comportement", "développement" : vous pourriez dire que tous les concepts et toutes les théories que vous allez étudier ne sont utiles que dans la mesure où ils nous aident à nous comprendre nous-mêmes. Nous comprendre en tant que personnes prises dans des situations concrètes, tout aussi concrètes que la situation présente. Comme vous vous en apercevrez, nous retrouverons à maintes reprises, dans ce cours, une telle façon de penser : tous les concepts techniques abstraits doivent, tôt ou tard, être ramenés à une compréhension des situations. J'espère que vous vous en souviendrez.
Vous pourriez bien sûr vous demander : "Mais qu'en est-il de la psychologie de l'homme en tant que tel ?" Ou, pour le formuler autrement : "Comment est-il possible de comprendre les personnes dans telle ou telle situation sans essayer auparavant de comprendre ce qu'elles sont prises individuellement, indépendamment des relations qu'elles entretiennent entre elles ?"
Peut-être croyez-vous que la tâche de la psychologie individuelle ou générale consiste à comprendre les individus indépendamment de leurs relations avec les autres, tandis que la tâche de la psychologie sociale serait de faire avancer notre compréhension de l'homme en société, des individus en relations les uns avec les autres, des individus en situation sociale. Si vous deviez dire cela tout haut, nombreux sont ceux qui seraient probablement d'accord avec vous, y compris parmi les psychologues. Et il y a fort à parier que vous vous en tireriez au cours d'un examen en proposant cette façon d'expliquer le domaine de la psychologie sociale. C'est là l'une des difficultés qu'il nous faudra surmonter progressivement. Car même si la distinction entre l'individu en tant que tel et l'individu dans son rapport à autrui est conforme au mode de pensée dominant, elle est à certains égards assez trompeuse.
Il est tout à fait vrai de dire que la psychologie sociale a pour objet la compréhension de l'homme en société, des individus dans leurs rapports réciproques, des individus en situation. La difficulté est que nous observons toujours des hommes qui sont ou ont été en rapport avec autrui. Il n'y a jamais eu d'être humain qui se soit développé indépendamment des relations qu'il entretenait. Il n'empêche : abordons l'obstacle de front. Nous avons, au fond de nous-mêmes, le sentiment que notre développement a lieu indépendamment d'autrui et que nous existons, par essence, séparément des autres. Et, comme je l'ai dit, la psychologie a longtemps étudié les individus en laboratoire, comme si l'on pouvait réellement les comprendre indépendamment de leurs relations avec autrui ; c'est pour cette raison qu'il nous faut distinguer, dans une certaine mesure, la psychologie générale et la psychologie sociale.
La psychologie générale a pour objet l'individu en tant que tel ; la psychologie sociale s'intéresse à l'individu dans ses rapports avec d'autres personnes, à ses perceptions, à son développement, à son comportant en tant qu'il se rapportent à autrui. Mais j'ai déjà dit, et j'y reviendrai, que cette distinction est à mon sens erronée. Il n'existe pas d'individu isolé, et nous ne pouvons jamais accéder à la compréhension d'un être humain si ce n'est en observant la façon dont ils se développe dans ses relatons avec d'autres êtres humains. En ce sens, vous seriez peut-être fondés à dire que le psychologue social d'aujourd'hui est tout simplement arrogant. Ne pense-t-il pas que son approche, qui consiste à observer et à étudier les individus dans leurs rapports les uns avec les autres, constitue véritablement le fondement de nos efforts visant à nous comprendre nous-mêmes ?
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Cette introduction m'a permis de vous donner une idée de ce dont traite la psychologie sociale. J'ai fait des remarques sur certains problèmes que nous aurons à aborder. J'ai notamment mentionné l'un des principaux : le problème de l'ajustement ou du manque
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Au-delà de Freud
Norbert Elias
2010
Ed. La découverte
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