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Tout est provisoire et tout s'achète. L'homme est un produit comme les autres,
avec une date limite de vente. Voilà pourquoi j'ai décidé
de prendre ma retraite à 33 ans.
C'est, paraît-il, l'âge idéal pour ressusciter.
Extrait de 99 francs, Frédéric Beigbeder, 2000, Grasset :
p 18-24
[...]
Je me prénomme Octave et m'habille chez APC. Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l'univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n'aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait retouché sur PhotoShop. Images léchées, musique dans le vent.
Quand, à force d'économies, vous réussirez à vous payer le bagnoles de vos rêves, celle que j'ai shootée dans ma dernière campagne, je l'aurai déjà démodée. J'ai trois vogues d'avance, et m'arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c'est le pays où l'on n'arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l'avantage avec la nouveauté, c'est qu'elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce.
Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.
Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l'a baptisée "la déception pot-achat". Il vous faut d'urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L'hédonisme n'est pas un humanisme : c'est du cash-flow. Sa devise ? "Je dépense donc je suis."
Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l'inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c'est vous.
Photo Alexandre Tabaste
Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement. Je gagne 13 000 euros (sans compter les notes de frais, la bagnole de fonction, les stock-options et le golden parachute). L'euro a été inventé pour rendre les salaires des riches six fois moins indécents. Connaissez-vous beaucoup de mecs qui gagnent 13 K-euros à mon âge ? Je vous manipule et on me file la nouvelle Mercedes SLK (avec son toit qui rentre automatiquement dans le coffre) ou la BMW Z8 ou la Porsche Boxter ou la Mazda MX5. (Peresonnellement, j'ai un faible pour le roadster BMW Z8 qui allie esthétisme aérodynamique de la carrosserie et puissance grâce à son 6 cylindres en ligne qui développe 321 chevaux, lui permettant de passer de 0 à 100 kilomètres/heure en 5,4 secondes. En outre, cette voiture ressemble à un suppositoire géant, ce qui s'avère pratique pour enculer la Terre).
J'interromps vos films à la télé pour imposer mes logos et on me paye des vacances à Saint Barth' ou Lamu ou Phuket ou Lascabanes (Quercy). Je rabâche mes slogans dans vos magazines favoris et on m'offre un mas provençal ou un château périgourdin ou une villa corse ou une ferme ardéchoise ou un palais marocain ou un catamaran antillais ou un yacht tropézien. Je Suis Partout. Vous ne m'échapperez pas. Où que vous posiez les yeux, trône ma publicité. Je vous interdis de vous ennuyer. Je vous empêche de penser. Le terrorisme de la nouveauté me sert à vendre du vide. Demandez à n'importe quel surfeur : pour tenir à la surface, il est indispensable d'avoir un creux au-dessous. Surfer, c'est glisser sur un trou béant (les adeptes d'Internet le savent aussi bien que les champions de Lacanau). Je décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien.
Je caste les mannequins qui vous feront bander dans six mois. A force de les placarder, vous les baptisez top-models ; mes jeunes filles traumatiseront toute femme qui a plus de 14 ans. Vous idolâtrez mes choix. Cet hiver, il faudra avoir les seins plus hauts que les épaules et la foufoune dépeuplée. Plus je joue avec votre subconscient, plus vous m'obéissez. Si je vante un yaourth sur les murs de votre ville, je vous garantis que vous allez l'acheter. Vous croyez que vous avez votre libre arbitre, mais un jour ou l'autre, vous allez reconnaître mon produit dans le rayonnage d'un supermarché, et vous l'achèterez, comme ça, juste pour goûter, croyez-moi, je connais mon boulot.
Mmm, c'est si bon de pénétrer votre cerveau. Je jouis dans votre hémisphère droit. Votre désir ne vous appartient plus : je vous impose le mien. Je vous défends de désirer au hasard. [...]
N'est-il pas effarant de voir à quel point tout le monde semble trouver normale cette situation ? Vous me dégoûtez, minables esclaves soumis à mes moindres caprices. Pourquoi m'avez-vous laissé devenir le Roi du Monde ? Je voudrais percer ce mystère : comment, au sommet d'une époque cynique, la publicité fut couronnée Impératrice. Jamais crétin irresponsable n'a été aussi puissant que moi depuis deux mille ans.
[...] Dans le monde que je vais vous décrire, la critique est digérée, l'insolence encouragée, la délation rémunérée, la diatribe organisée. [...] Les dictatures d'autrefois craignaient la liberté d'expression, censuraient la contestation, enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés. Le bon temps des vilains autodafés permettait de distinguer les gentils des méchants. Le totalitarisme publicitaire, c'est bien plus malin pour se laver les mains. [...]
Pour réduire l'humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c'est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l'illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Tout est permis, personne ne vient t'engueuler si tu fous le bordel. Le système a atteint son but : même la désobéissance est devenu une forme d'obéissance. [...]
p 34-36
Leur vocabulaire belliqueux les trahit : ils parlent de campagnes, de cibles, de stratégies, d'impact. Ils planifient des objectifs, une première vague, une deuxième vague. Ils craignent la cannibalisation, refusent de se faire vampiriser. J'ai entendu dire que chez Mars (le fabricant de barres chocolatées qui porte le nom du dieu de la Guerre), ils numérotaient l'année en 12 périodes de 4 semaines ; ils ne disent pas le 1er avril mais "P4 S1" ! Ce sont des militaires, tout bonnement, en train de mener la Troisième Guerre mondiale.
Permettez-moi de vous rappeler que si la publicité est une technique d'intoxication cérébrale qui fut inventée par l'Américain Albert Davis Lasker en 1899, elle a surtout été développée avec beaucoup d'efficacité par un certain Joseph Goebbels dans les années 1930 [...].
Les marques ont gagné la World War III contre les humains. La particularité de la Troisième Guerre mondiale, c'est que tous les pays l'ont perdue en même temps. [...]
99 francs
Frédéric Beigbeder
2000
Grasset
299 pages
www.amazon.fr/99-francs-Frédéric-Beigbeder/dp/2246567610/
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