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Le refus, Imre Kertész

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Crédits photographiques Pascal Périchon

 

Le vieux se sentait
- et on ne peut pas nier qu'il avait toutes les raisons pour cela -
comme un vieux à qui plus rien ne peut arriver,
rien de nouveau, ni de bon ni de mauvais
(l'un-peu-mieux et l'un-peu-pire ayant toutefois des chances inégales)
(bien qu'essentiellement, cela ne change rien à l'essentiel) :
comme quelqu'un à qui tout est déjà arrivé
(même ce qui pourrait encore ou aurait pu arriver),
qui a déjoué - provisoirement - la mort,
vécu - définitivement - sa vie,
reçu de modestes récompenses pour ses péchés
et de sévères punitions pour ses vertus,
et n'est dorénavant plus qu'un nom permanent sur la liste grise
- dressée on ne sait où ni selon quelle inspiration -
des personnes considérées en surnombre ;
mais qui, envers et contre tout,
se réveille tous les matins avec l'idée d'exister quand même
(ce qui n'est pas une sensation si désagréable)
(qu'elle pourrait l'être)
(s'il prenant toujours tout en considération)
(ce qu'il ne faisait jamais).

 

 

Extrait de Le refus, Imre Kertész, 1988, Actes Sud 2001 :

p1-18

Le vieux se tenait devant le secrétaire. Il réfléchissait. C'était le matin. (Vers dix heures, à peu près.) A cette heure-là, le vieux avait l'habitude de réfléchir.
Comme il avait beaucoup de soucis, le vieux, il avait matière à réflexion.
Mais il ne réfléchissait pas à ce à quoi il aurait dû réfléchir.
On ne peut pas savoir exactement à quoi il réfléchissait. On voyait seulement qu'il réfléchissait, pas ses pensées. Peut-être ne réfléchissait-il pas du tout. Mais c'était le matin (vers dix heures, à peu près) et il avait pris l'habitude de réfléchir à cette heure-là. Il avait acquis une si grande expérience en matière de réflexion qu'il était capable de donner l'impression de réfléchir même quand il ne le faisait pas, lui-même s'imaginant réfléchir. C'est la vérité, inutile de l'embellir.
Donc, le vieux se tenait devant son secrétaire en réfléchissant (plongé dans ses réflexions).

[...] Pendant que le vieux réfléchissait, debout devant son secrétaire, à cette heure relativement matinale - il était dans les dix heures -, il eut la tentation passagère de fermer la fenêtre.
Mais il n'eut pas le cœur de le faire, tellement cette matinée de fin d'été (début d'automne) était belle, douce, un peu brumeuse mais radieuse.
C'était comme si le vieux debout devant son secrétaire et tout ce qui l'entourait avaient été recouverts d'une cloche de verre bleuté.
Cette comparaison, comme d'ailleurs toutes les comparaisons judicieuses, est censée favoriser, par le foisonnement des associations d'idées, l'appréhension de la scène par les sens. IL faudrait s'imaginer, sous la cloche hermétiquement close, le vacarme et les effluves crachés par les innombrables bouches d'une rue à grande circulation, parce que c'est sur une telle rue que donnait la fenêtre derrière laquelle légèrement en retrait vers le sud - ou si on le regarde de face, à gauche - le vieux se tenait et réfléchissait.
C'était une rue abominable.
Le vieux l'appelait le Ravin du Mensonge.
En réalité ce n'était qu'une ruelle. (Selon la dénomination officielle.)

[...] Le Ravin du Mensonge râlait, rugissait, cliquetait, hurlait, s'égosillait comme une marmite en ébullition, au milieu des gaz tantôt noirs, tantôt - avant la tombée de la nuit (et avant l'arrivée de l'hiver) (parce que nous n'avons pas encore di un seul mot des cheminées) - seulement bleutés, blafards, jusqu'à trois heures et demie du matin lorsqu'apparaissait dans une course folle à l'extrémité nord de la rue l'avant-coureur du troupeau d'autobus qui seraient bientôt lâchés de leur garage (et avec eux les gaz noirs du nouveau jour), soulevant son arrière-train vide, telle une jument en chaleur.

[...] Le vieux habitait une garçonnière au deuxième étage de l'un de ces immeubles d'Etat (entrée, chambre, salle de bains, kitchenette, vingt-huit mètres carrés en tout, pour un loyer de cent vingt florints par mois, augmenté au rythme de la hausse des prix, mais n'atteignant toujours que trois cents florints aujourd'hui), il y était déclaré provisoirement depuis des dizaines d'années au titre de conjoint (vu qu'il était domicilié dans l'appartement de sa mère, au titre d'ayant droit, bien qu'il n'y eût jamais habité, même pas provisoirement, mais considérant que la vieille dame pouvait atteindre l'extrême limite de la vie humaine, ce qui était après tout inévitable...) (en un mot, suite à cet événement inévitable l'appartement ainsi libéré deviendrait grâce à cette rue la propriété du vieux) (si cette ruse, que la loi coutumière laissait présager, était approuvée par l'administration) (et bien que l'appartement ne comportât qu'une pièce, il est vrai grande, il était tout confort, situé dans la ceinture verte, si bien que ce logement où le vieux était domicilié mais n'avait jamais habité, même pas provisoirement, lui convenait indubitablement mieux, ne fût-ce qu'en tant que monnaie d'échange).

[...] Il était vieux, bien sûr (c'est pourquoi on l'appelle le vieux).

Mais quand même : ce n'est pas parce que le vieux était vieux qu'il était vieux, à savoir que ce n'était pas un vieillard (bien qu'il ne fût pas jeune non plus) (c'est pourquoi on l'appelle le vieux).
Le plus simple serait probablement de dire son âge (si nous n'avions pas horreur de certitudes aussi douteuses qui changent d'une année à l'autre, d'un jour à l'autre, voire d'une heure à l'autre) (qui sait sur combien d'années, de jours, d'heures s'étend notre histoire) (et dans quel sens) (par conséquent nous nous retrouverions dans une situation où nous ne pourrions plus assumer la responsabilité de nos affirmations hâtives).
Faut de mieux, fondons-nous sur une observation nullement originale :
Quand on porte une bonne cinquantaine d'années sur les épaules, soit on se plie, soit on reste debout et on s'accroche (à l'hameçon du temps, dirait-on) (lequel hameçon bien sûr nous tire sans cesse vers l'extérieur, vers le désert de l'autre rive, vers l'abstraction obscure et aride, nous arrachant aux couleurs juteuses et aux formes palpables à puis une durée s'installe, elle semble ne pas être là, fait miroiter un mirage, faisant croire que tout n'est pas encore décidé (c'est-à-dire comme si la ligne n'était pas assez solide) (bien que nous sachions tous qu'elle l'est, cependant le fait que, pour mieux nous ferrer, on nous donne un peu de mou fait immédiatement naître de faux espoirs) (surtout si on a déjà réussi une fois à casser le fil) (mais n'anticipons pas). 
Si donc pas la suite nous maintenons - et nous le maintenons -, que le vieux était vieux, alors l'emploi de ce mot (qui ne vient pas de l'apparence du vieux, pas plus que la connaissance hautaine de la teneur des registres d'état civil qui voit par-delà les apparences) doit être justifié autrement.
Rien n'est plus simple.
Le vieux se sentait - et on ne peut pas nier qu'il avait toutes les raisons pour cela - comme un vieux à qui plus rien ne peut arriver, rien de nouveau, ni de bon ni de mauvais (l'un-peu-mieux et l'un-peu-pire ayant toutefois des chances inégales) (bien qu'essentiellement, cela ne change rien à l'essentiel) : comme quelqu'un à qui tout est déjà arrivé (même ce qui pourrait encore ou aurait pu arriver), qui a déjoué - provisoirement - la mort, vécu - définitivement - sa vie, reçu de modestes récompenses pour ses péchés et de sévères punitions pour ses vertus, et n'est dorénavant plus qu'un nom permanent sur la liste grise - dressée on ne sait où ni selon quelle inspiration - des personnes considérées en surnombre ; mais qui, envers et contre tout, se réveille tous les matins avec l'idée d'exister quand même (ce qui n'est pas une sensation si désagréable) (qu'elle pourrait l'être) (s'il prenant toujours tout en considération) (ce qu'il ne faisait jamais).
Par conséquent rien ne nous permet de penser que c'étaient là les choses auxquelles le vieux réfléchissait quand il réfléchissait debout devant son secrétaire.
Non : c'était tout simplement le matin, dans les dix heures, et à cette heure-là, le vieux avait l'habitude de réfléchir.
C'était son mode de vie.
Chaque jour, à dix heures (à peu près), il se mettait soudain à réfléchir.
C'était voulu par les circonstances : avant dix heures il ne pouvait pas commencer à réfléchir, en revanche, s'il s'y mettait plus tard, il se faisait des reproches à cause du temps perdu (ce qui entraînait à son tour une perte de temps supplémentaire ou, dans les cas extrêmes, l'empêchait carrément de réfléchir).
Ainsi donc à dix heures (à peu près), pour ainsi dire automatiquement et tout à fait indépendamment de l'intensité de sa réflexion - et même de la réalité de celle-ci (il avait acquis une si grande expérience en matière de réflexion qu'il était capable de donner l'impression de réfléchir même quand il ne le faisait pas, lui-même s'imaginant réfléchir), le vieux réfléchissait debout devant son secrétaire.

[...] Il avait fini ce qu'il avait à faire dans la salle de bains.

[...] "Je me tiens là, devant le secrétaire et je réfléchis, pensait le vieux, au lieu de faire enfin quelque chose."
Mais oui : il y avait longtemps qu'il aurait dû se mettre à écrire un livre, c'est la vérité, inutile de l'embellir.
Car le vieux écrivait des livres.
C'était sa profession.
Ou, pour être plus précis, les circonstances avaient fait que c'était devenu sa profession (puisqu'il n'en avait pas d'autre).
Il avait déjà écrit plusieurs livres, surtout son premier : ce livre (comme à l'époque l'écriture n'était pas encore sa profession et qu'il l'avait écrit pour son bon plaisir, disons) lui avait demandé une bonne dizaine d'années de travail et il lui avait fallu encore deux années de péripéties avant de le voir imprimé ; son deuxième livre ne lui demanda déjà plus que quatre ans ; quant aux suivants (vu que l'écriture des livres était devenue sa profession, ou, pour être plus précis, les circonstances avaient fait que c'était devenu sa profession (puisqu'il n'en avait pas d'autre), il leur consacrait juste le temps nécessaire à leur écriture, ce qui dépendant essentiellement de leur épaisseur, parce que (dès lors que les circonstances avaient fait que c'était devenu sa profession) il devait s'appliquer à écrire de préférence de gros livres, dans son propre intérêt bien compris, compte tenu du fait que les gros livres rapportent plus que les minces, lesquels, vu qu'ils sont peu épais, ont des honoraires plus minces (en fonction de leur épaisseur) (et indépendamment de leur contenu) (selon le décret du ministère de la Culture en collaboration avec le ministre des Finances, le ministre du Travail, le président de l'Office national de répartition des matériaux et des prix ainsi qu'avec la Fédération nationale des syndicats, numéro 1/1970.III.20.MM portant sur les conditions des contrats d'édition et les honoraires).
Ce n'est pas que le vieux brûlât de l'envie d'écrire un nouveau livre.
Mais il y avait assez longtemps qu'il n'en avait pas publié.
Si cela continuait ainsi, on oublierait jusqu'à son nom.
Ce qui, en soi, ne lui faisait ni chaud ni froid.
Mais, et voilà le hic, cela devait quand même le déranger dans une certaine mesure.
Encore quelques petites années, et il atteindrait la limité d'âge : il pourrait alors devenir un écrivain retraité (à savoir un écrivain qui par ses livres a mérité le droit de ne plus écrire) (bien qu'il puisse continuer à le faire s'il en a envie, bien sûr).
C'était là le but réel - s'il ne tenait pas compte des abstractions nébuleuses et s'accrochait à ce qui est dur et palpable - de son activité littéraire.
Pour pouvoir ne plus écrire de livres, il devait en écrire encre quelques-uns.
Le plus possible, de préférence.
Si donc il ne perdait pas de vue le but réel de son activité littéraire (à savoir devenir un écrivain qui par ses livres a mérité le droit de ne plus écrire), il pouvait craindre qu'en sombrant dans l'oubli son nom n'exerçât une influence négative, proportionnelle à l'oubli, sur les facteurs qui déterminent la retraite (il est vrai qu'il n'avait pas de renseignements précis sur ces facteurs, mais il tenait le raisonnement, non dépourvu de logique, selon lequel les honoraires pour un gros livre étant plus élevés, plusieurs livres assuraient nécessairement une retraite plus élevée) (ce qui, comme nous l'avons déjà mentionné, n'était, par manque d'informations précises, qu'une supposition du vieux, peut-être pas totalement dépourvue de logique).
Si bien que le vieux était agacé par l'idée - alors qu'en soi cela ne lui faisait ni chaud ni froid - qu'on oublierait jusqu'à son nom.
Par conséquent, bien qu'il ne brûlât pas de l'envie d'écrire un nouveau livre, il y avait longtemps qu'il aurait dû se mettre à écrire.
Seulement, il n'avait pas d'idées. (Ce qui lui était déjà arrivé auparavant, certes, mais ne se produisait régulièrement que depuis que l'écriture des livres était sa profession) ou plutôt, pour être plus précis, depuis que les circonstances avaient fait que c'était devenu sa profession (puisqu'il n'en avait pas d'autre).
Pourtant il n'était question que d'un livre.
N'importe quel livre, pourvu que c'en fût un (le vieux savait depuis longtemps déjà qu'il importait peu que le livre qu'il écrivait fût bon ou mauvais, cela ne changeait rien à l'essentiel) (quant à ce qu'il considérait comme essentiel, il le savait ou trop bien ou pas du tout) (nous devons déduire cela du fait que, bien qu'il réfléchît debout devant son secrétaire, cette idée, entre autres, lui avait traversé l'esprit, mais il ne manifestait en aucune manière la volonté d'éclaircir l'essentiel de cette notion - c'est-à-dire de l'essentiel - au moins pour son usage personnel).

 

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Le refus

Imre Kertesz

1988 (édition 2001)

Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai en collaboration avec Charles Zaremba

Actes Sud, Collection Babel

351 pages

https://www.amazon.fr/refus-Imre-Kertesz/dp/274276285X


 

 

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