"Les faibles vont au convenable", écrivait Flaubert,
moi j'allais directement aux emmerdements.
Isabelle Bunisset s'attèle à Ferdine...
Extrait de Vers la nuit, Isabelle Bunisset, Flammarion, 2016 :
p28
Mon histoire, je savais qu'elle finirait mal. La prescience des cataclysmes... En ce domaine, peu d'émules. Dès 41, je me voyais étendu sur un marbre. Je m'en étais d'ailleurs ouvert à Drieu la Rochelle. Ah non, je n'irais pas sucer le sein rebondi de la coupole, comme l'écrivait joliment Paul Morand, ni ne figurerais dans les manuels scolaires pour nains frisés. Les malfaisances ne trompent guère : elles renseignent précieusement. On ne dénigre que les grands.
Rien ne m'a manqué en gentils souvenirs. Après les années de taule à la Vestre Foengsel, l'assignation à la résidence dans sa crique baltique, la tournée des tribunaux, l'antisémite forcené devait payer plus lourdement encore. L'époque se voulait généreuse et les justiciers hurlaient. Ils en ont descendu pour moins que ça. Réclusion, enfermement, loin de mon bled et de ma franscaille. Ils m'ont soigné. L'hystérique Guy de Girard de Charbonnières, ambassadeur de France à Copenhague, a crié si fort qu'ils l'ont entendu : j'ai été jeté au trou. L'épure était toujours à la mode : un cachot minuscule agrémenté d'un grabat et d'un tabouret en bois. Très rapidement le grand robuste s'est changé en véritable épave : dans la cellule quatre-vingt-quatre j'ai laissé trente-cinq kilos, mes droits civiques et toutes mes dents. Décalcification brutale. Rhumatismes d'épaule et de bras à cause de ma blessure de guerre. Lumbago aigu. Insuffisance biliaire. Et toute une ribambelle de maladies bon genre, comme l'écrivais à Maître Mikkelsen, mon avocat danois : pellagre qui s'amusait avec mes nerfs et me faisait cligner les yeux comme une taupe, scorbut, eczéma mal placé, et poussées d'entérite, intestins en bouillie à cause des amibes attrapées à l'armée française en Afrique. Ils me refusaient un lavement quotidien. Juste droit aux ampoules de vitamines. Quand ils étaient gentiment disposés, ils me traînaient enchaîné à l'infirmerie. J'avais pour pitance trois carottes et un citron. Et du petit soupirail, quelques morceaux de ciel...
p33
"Les faibles vont au convenable", écrivait Flaubert, moi j'allais directement aux emmerdements.
p35
Oui, la position idéale reste celle du paria : se tremper dans la honte pour se mettre sérieusement à l'épreuve. Alors les autres vous chassent et vous foutent la paix. Et l'écriture vous retient dans ses rets. (...) Pour moi, il n'existait qu'une seule règle : se soustraire au commerce des contemporains. Les tenir à distance, les écœurer une fois pour toutes. Cette affaire de popularité est toujours un problème ; elle ronge et ampute. Dans l"histoire de nos lettres, les moyens de s'en libérer ont été le plus souvent le déni de l’œuvre ou la fuite. Le mien a été, à mon image, radical : attirer l'insulte. S mettre dans des situations pendables est plutôt ordinaire chez les artistes, mais, en mon cas, ce fut au sens propre.
p55
Lucette me regarde souffrir. Je la regarde se taire.
p85
A petit feu le verbe tue celui qui le conçoit. Et pour quelles récompenses ? Des comptes rendus soi-disant littéraires à la sauvette, des jugements sommaires, des déductions faciles à la Nizan. Des benêts et des pilleurs. Il faudrait mourir aimable. Pas sûr d'y arriver. Avec ce casque de fer sur le crâne, je n'ai pas l'esprit délicat. Ils n'ont jamais pigé que je m'assassine avec ce métier, certainement pas. Et pour quels résultats ? Et ces brêles qui posent toujours les mêmes questions pour ne pas savoir. Se taire, voilà tout. C'est la seule chose à faire. Horreur de ceux qui expliquent. L’œuvre est elle-même la réponse, si affichée qu'elle ne se perçoit pas. La mienne montre le ciel, jusque dans la détresse et l'angoisse. Elle se recouvre de dérision parce qu'elle connaît sa force. Pourquoi répéter les mêmes choses à ceux qui les refusent ? A quoi ça servirait ? Qu'ils me haïssent un peu plus encore ! Qu'ils me poursuivent jusqu'au trou... Quoique je ne m'en lasserais pas de voir la clique baveuse et envieuse !
p96
Comment imaginent-ils me surpasser ? Pas de musique, pas de rogne, pas d'instinct. Et ce n'est pas près de changer. Avec tout ce qui se publie comme navets. Public dupé, gros tirages pour du vent. "Les fainéants ont l’œuvre facile", comme disait l'autre. Avec l'encouragement des éditeurs, ils pondent benoîtement. La grande consommation, voilà ce qui commande. Publicité à outrance et arnaque à la qualité. En France, on aime fêter les médiocres et les traînards. L'oisiveté, une des choses les mieux partagées dans l'Hexagone. C'est pour ça que les novateurs, on s'arrange pour les faire taire et porter au pinacle les tocards. Dans le monde interlope de la contrefaçon, la daube fait recette.
Il ne fait plus bon vivre pour les gens de goût.
p100
Un rat d'égout gelé dans des draps froids. Le châle de maman ne me réchauffe plus. Misère glaciale sous les Tropiques. Quatre tricots de laine et je claque des dents. Soixante-neuf ans d'âge, mutilé à soixante-quinze pour cent et maintenant détruit à cent pour cent. Enfin le silence. Lucette a cessé ses allées et venues dans la chambre. Ses grands yeux humides m'épient. Elle n'est pas tranquille, je le sens bien, surtout depuis ma dernière attaque. Le cirage pendant trois jours. Quand elle est arrivée, je ne l'ai même pas reconnue. Un rossignol sans voix et sans mémoire, de l'écume autour de la bouche. Prostré sur un lit de religieuse pendant des heures. Il avait fallu m'en extraire. La machine avait du mal à se remettre en route. Blanc comme un cierge, j'étais tombé raide en donnant une assiette de lait aux hérissons. Plusieurs semaines, Lucette m'a nourri à la cuiller, personne ne l'a su. Un grand écrivain à qui on donne la becquée, ça casse le mythe. Puis, un matin, j'ai enfin ouvert un œil, j'ai repris mon manuscrit là où je l'avais laissé, comme si rien ne s'était passé. Petit accident ischémique transitoire à ne pas négliger, avait diagnostiqué le docteur Willemin.
Sans doute un autre maintenant. J'écris de travers. Les artères du crâne en bouillie certainement... Toto valse dans la salle de bains. Le sol se dérobe. Vision floue comme en taule avec la pellagre, antique maladie qu'on croyait disparue depuis les guerres napoléoniennes. J4avale de travers aussi, troubles de la déglutition, rien ne me manque. Le tableau est complet. Le froid s'insinue partout, jusque dans la gorge. Lucette, réchauffe en moi le génie créateur. Les coups de grosse caisse s'intensifient. Qu'est-ce qu'on me prépare là-haut ? Des frictions d'eau de Cologne, surtout, Lucette, ne me laisse pas m'endormir. Bouge un peu la feuille, je dois relire.
Ma vue se brouille à peine je remue la tête. Je flotte dans les limbes, me tiens au-dessus du monde. La barque de Caron avec sa godille, elle arrive, j'entends les battements réguliers contre son flanc.
p112
Les généreux messages, je les laisse aux philosophes de pissotière qui dissertent au Flore en fumant la pipe devant un turban. Il faut suer, suer longtemps sur sa feuille, baisser les yeux pour contempler les abîmes, et garder les mains libres pour ramasser tout ce qui se présente. Aucun filtre. Alors, entre l'espoir ténu et l'idée fixe, pas beaucoup de place pour la raison. Le bon mot ne vient pas facilement. On se ronge, on s'abîme. Cagoules plutôt que turbans, Madame Beauvoir. Et après il faudrait aller jouer au guignol devant les micros et les caméras pour défendre son poulain. Blablas, discours et trémolos, sortir de sa tanière pour épater les gogos... A peine ils essuient leurs pompes sur votre paillasson qu'ils écrivent un livre de souvenirs. A peine vous leur évoquez des ennuis gastriques qu'ils vous découvrent un complexe anal. Se faire psychologiser par des bavettes prétentieuses en plus, qui ne servent qu'à éponger la merder qu'on daigne bien leur servir, c'est trop, même pour un auteur comique.
Voilà pourquoi j'ai fait soigneusement le vide autour de moi. Pas fréquentable et piffrable pour un sou, misanthrope entouré de clebs aux dents pointues, gare aux mollets des importuns ! Qu'ils continuent à potiner ferme et à se demande si je suis un affreux... je m'en tartine ! De grâce fini tout ce cirque, je suis si fatigué. C'est plus compliqué que ça de faire tenir un livre debout.
Se procurer l'ouvrage :
Vers la nuit
Isabelle Bunisset
2016
Flammarion
132 pages
https://www.amazon.fr/Vers-nuit-Isabelle-Bunisset/dp/2081375966