Je ne sais pas si vous avez déjà été frappés par le fait absolument remarquable qu'un grand nombre d'individus recherchent et, apparemment, trouvent une échappatoire aux contraintes de la vie professionnelle et aux tensions qui leur sont liées, non pas dans le plus complet relâchement de la tension, mais dans la quête d'une excitation agréable à travers l'expérience de tensions d'un type différent. La plupart du temps, ces tensions sont produites par la participation, en tant qu'acteurs ou spectateurs, à des simulations de lutte.
Extraits d'Au-delà de Freud, Norbert Elias, éd. La découverte, 2010 :
Civilisation et psychosomatique (1988)
Traduction de l'anglais pas Nicolas Guilhot (révisée par Marc Joly). Texte partiellement inédit. Source : DLA, Elias, IV, 826 "Civilization and Psychomatics", p. 1-18 (61 p.). Une version différente, plus courte, a été publiée in Norbert Elias, Essays on Sociology and the Humanities, op. cit. Quelques extraits avaient auparavant paru in Mariam Fraser et Monica Greco (sous la direction de), The Body. A Reader, Routledge, Londres, 2005, p. 96-99.
p. 115-117
2
[...] je peux vous donner des exemples qui illustrent la façon dont la vie sociale des époques passées différait de celle d'aujourd'hui. Prenons pour exemple une injonction caractéristique d'une autre phase du processus de civilisation : "Ne crachez pas sur la table, mais sous la table". Et comparons-la avec l'injonction plus tardive : "Veuillez utiliser le crachoir". Plus tard encore, on pouvait trouver dans les moyens de transport public cette prescription laconique : "Il est défendu de cracher". Finalement, l'habitude de cracher elle-même s'est raréfiée à un point tel qu'elle n'existe pratiquement plus. L'explication courante est qu'une telle habitude a largement disparu pour des raisons d'hygiène. Il ne fait pas de doute que des considérations d'hygiène rationnelles (ou que l'on peut considérer comme telles) ont joué un rôle dans cette évolution ; mais il s'agit tout au plus d'une explication partielle.
Cracher, comme embrasser, ne constitue pas un besoin biologique, mais une habitude sociale. Au cours des stades antérieurs du développement social, le fait d'accumuler de la salive dans la bouche et de s'en débarrasser en crachant était souvent considéré comme un symbole de virilité. Dans les sociétés industrielles contemporaines, on n'a pas pour habitude de rouler dans sa bouche un surplus de salive, pour ensuite la projeter. Au lieu d'accumuler et de cracher de la salive, il est devenu normal de l'avaler sans même s'en apercevoir, au fur et à mesure que nous en produisons. Cette technique est en étroite correspondance avec la façon dont les membres des sociétés industrielles régulent leurs impulsions émotionnelles et avec la réticence générale qu'ils éprouvent à l'égard de tout ce qui touche aux fonctions corporelles d'autrui. Des raisons d'hygiène ou des motifs rationnels peuvent jouer un rôle dans cette transformation de l'habitude de cracher ; mais les raisons émotionnelle sont au moins aussi importantes. Il y a là un point de convergence avec ce que l'on appelle l' "internalisation" des impulsions affectives, caractéristiques d'un stade plus avancé du processus de civilisation.
Prenons un autre exemple : la violence physique. Elle était jadis omniprésente. Les châteaux en ruine et les anciens remparts qui entourent les villes témoignent du fait que le contrôle centralisé de la violence physique exercé par un roi ou par ses représentants - autrement dit la pacification interne de la société - demeurait très inefficace au cours de la période féodale. Ce contrôle s'est affirmé lorsque les armes à feu succédèrent à l'armure et à l'épée, et lorsque les chevaliers en armes, qui faisaient partie d'une formation de cavalerie et accomplissaient un devoir pour leur suzerain, furent remplacés par des soldats "professionnels". Cette évolution a permis au maître, à l'empereur, au roi ou au prince de lever des impôts de façon plus efficace et plus régulière, ou d'emprunter de l'argent sur la base de rentrées fiscales à venir. Une petite partie du revenu fiscal princier revenait en principe aux soldats. Ainsi, à mesure que le développement social a transformé l'Etat féodal en Etat absolu, puis l'Etat absolu en Etat parlementaire pluraliste, la pacification interne du territoire est devenue plus effective, tandis que les guerres interétatiques se sont faites plus destructrices. Un célèbre troubadour français, Bertrand de Born, nous a laissé une ballade qui s'ouvre sur la célébration du printemps comme saison de la guerre : "[Et voilà qu'est arrivé l beau temps de la guerre]*. Et d'entendre hennir les chevaux démontés et d'entendre crier les blessés : à l'aide, à l'aide."
Si les conflits armés étaient plus ou moins endémiques dans les sociétés dominées par une classe de guerriers nobles, les affrontements physiques n'étaient pas limités aux hommes en armes. Dans un ouvrage du XVIe siècle contenant des règles de bienséance à l'usage des femmes, on peut lire : "Si [votre mari] vous bat et si vous vous enfuyez par la porte d'entrée, revenez à la maison par la porte de derrière". Autrefois, il n'était normalement pas du ressort de l'Etat de réguler les rapports entre un homme et une femme dès lors qu'ils étaient mariés. Battre sa femme était à cette époque un événement tout à fait normal. Aujourd'hui, dans les Etats les plus avancés, seules les autorités publiques ont le droit de recourir à la violence physique. Si un mari bat sa femme, les voisins peuvent appeler la police.
Corrélativement à l'efficacité croissante du contrôle de la violence à l'intérieur des Etats, les capacités d'autocontrôle et la sensibilité des populations à l'égard des actes d'agression physique ont augmenté. L'annonce d'actes de violence suscite des sentiments étrangement ambivalents. D'un côté, la transgression d'un interdit attise la curiosité des gens ; de l'autre, elle provoque une certaine répugnance. La sensibilité des individus à l'égard des actes de violence s'est ainsi fortement accrue. Dans ce cas aussi, une forme de détachement réflexif que l'on pourrait qualifier de "rationnelle" se double d'une forte émotion. Même les châtiments corporels réservés aux enfants ont désormais été largement bannis des foyers et des écoles, alors qu'ils avaient échappé plus longtemps que la plupart des autres actes de violence physique à l'anathème. Le comportement d'un enfant peut certes se révéler parfois extrêmement fatigant ; mais un père se couvrirait d'opprobre s'il venait à décocher à son fils ou à sa fille une violente gifle en public. Quant à un enseignant qui ferait de même, il risquerait de perdre son poste. En général, les tentatives d'enfreindre le monopole étatique de la violence ne manquent pas d'attirer l'attention ; cela montre aussi l'étendue des ressources que l'administration d'Etat est capable de mobiliser, le cas échéant, pour protéger la position privilégiée qui est la sienne en ce qui concerne l'usage de la violence.
p.123-126
5
[...] Je ne sais pas si vous avez déjà été frappés par le fait absolument remarquable qu'un grand nombre d'individus recherchent et, apparemment, trouvent une échappatoire aux contraintes de la vie professionnelle et aux tensions qui leur sont liées, non pas dans le plus complet relâchement de la tension, mais dans la quête d'une excitation agréable à travers l'expérience de tensions d'un type différent. La plupart du temps, ces tensions sont produites par la participation, en tant qu'acteurs ou spectateurs, à des simulations de lutte. Il est possible que nous nous cachions à nous-mêmes leur caractère de simulacres de batailles, de formes de luttes, de rivalités et de combats, en leur donnant le nom de "jeux" ou en utilisant d'autres termes inoffensifs qui ne contiennent guère d'allusions à l'agression ou à la défense, à la victoire ou à la défaite. Il n'en reste pas moins que l'issue de ces luttes simulées reste toujours en suspens pour un certain temps. Cette période d'incertitude, ainsi qu'un certain sens du danger et du risque sont une part indispensable de l'excitation agréable qui fait tout le sel de ces simulacres de batailles. Que le péril soit considérablement atténué comparé à ce que serait une lutte sans merci ajoute probablement au plaisir. Le fait que presque tous les peuples de la planète aient recours à des luttes simulées, sous une forme ou sous une autre, indique selon toute vraisemblance que celles-ci ont une fonction universelle pour les êtres humains. Les tensions agréables et l'excitation qui se dégagent de ces luttes mimétiques paraissent satisfaire un besoin profond des groupes humains. Rares sont les populations entièrement dépourvues de l'institution des jeux, de l'excitation plaisante et des tensions agréables qui leur sont liées.
Ce type de tension et d'excitation n'a guère été considéré comme un objet légitime de recherche médicale ou sociologique. Parmi les médecins, et, à n'en pas douter, pas seulement parmi eux, les tensions ont en général mauvaise réputation. Comme si elles étaient quelque chose dont les gens voudraient se débarrasser. Les tensions de type désagréable, voir nocif, monopolisent l'attention et la réflexion - ce que l'on peut comprendre, étant donné que certaines de ces tensions sont les symptômes et, peut-être, les causes d'une dégradation de la santé. Travailler chaque jour sous l'autorité d'un chef que l'on déteste cordialement, sans jamais être en mesure de lui dire en face ce que l'on pense de lui, peut se révéler non seulement désagréable, mais tout simplement dommageable pour la santé. Il en va probablement de même pour des dizaines d'autres impulsions affectives ou émotionnelles à agir dont l'élément d'action demeure irréalisable. (...) Il est intéressant d'observer à quel point l'institutionnalisation de luttes simulées sous la forme de jeux est répandue, en particulier parmi les hommes, et combien leur contenu est devenu riche et varié dans les sociétés les plus développées de notre époque. Par comparaison avec les sociétés des stades antérieurs, les luttes simulées apparaissent aujourd'hui relativement civilisées. Les règles auxquelles obéissent ces confrontations ludiques ont pour objectif de réduire les risques de blessure grave pour les participants.
Permettez-moi de faire référence à un événement récent que nul habitant d'Amsterdam, à coup sûr, n'est prêt d'oublier. Tout récemment, l'équipe hollandaise de football a remporté le championnat d'Europe des nations, en battant d'abord l'équipe allemande, en demi-finale, puis l'équipe russe, en finale. Pour les Hollandais, ces victoires revêtaient une signification particulière. L'occupation allemande était encore dans toutes les mémoires ; on pouvait considérer la victoire remportée sur les Allemands comme un pas vers la guérison des blessures nationales. Et la victoire sur l'équipe russe n'a pas manqué de rappeler que les différentiels de puissance militaire n'ont aucune pertinence dans le cadre de luttes mimétiques comme les matchs de football. L'aspect le plus étonnant de la réaction des Hollandais est qu'ils ont célébré leurs victoires de façon unique et tout à fait inattendue. LE jour de la finale, on pouvait entendre de toutes parts les hurlements de joie des voisins à chaque but ; au coup de sifflet final, le cri de la victoire retentit dans toute la ville et, probablement, dans tout le pays. Les voitures se mirent à sillonner les rues - leurs chauffeurs faisant sonner triomphalement les klaxons. Dans le centre d'Amsterdam, les gens se rassemblèrent dans la liesse en criant et en faisant virevolter les drapeaux orange aux couleurs de la Hollande.
Il est remarquable que, même au plus fort du tumulte, aucun débordement n'ait eu lieu. Un rapport de police mentionne quelques bris de fenêtres. Pour autant qu'il soit possible de le savoir, il n'y eut aucune victime d'agression. On ne pilla aucun magasin. Il s'agit là d'un cas classique de libération contrôlée des émotions. L'un des aspects les plus frappants de cette explosion jubilatoire qui s'est emparée de toute une ville est qu'elle est retombée aussi rapidement qu'elle s'était déclarée. Personne n'essaya de prolonger l'excitation de la victoire au-delà du jour même. Le lendemain, les klaxons étaient utilisés avec la modération habituelle. Quiconque avait assisté au chaos tumultueux du jour de la victoire, puis à la circulation tranquille et normale du lendemain, ne pouvait que tacitement rendre hommage à une nation capable, comme d'un commun accord, de dire d'une seule voix : "Ça suffit !" Il n'est pas toujours facile de trouver le juste équilibre entre la régulation sociale et l'autorégulation. Personne n'avait à proprement parler organisé le retour à la vie normale qui suivit les excès de la jubilation. Seule le bon sens fit dire aux gens : "Une journée d'exutoire suffit à fêter la victoire".
* Il semblerait que ce premier vers ne soit pas authentique, ou soit cité de mémoire par Elias pour résumer des strophes entières [NdT].
Se procurer l'ouvrage :
Au-delà de Freud
Norbert Elias
2010
Ed. La découverte
216 pages
https://www.amazon.fr/Au-del%C3%A0-Freud-Norbert-ELIAS/dp/2707157600/